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sur le poêle de son magasin, Talleyrand dégustait à petites gorgées ininterrompues un vieux madère et faisait voler les propos joyeux. Quelquefois Blacon, taquin, l’accablait de « Monseigneur, » et c’était un fou rire général quand l’autre, pour se démonseigneuriser, lui donnait « de son poignet de fer ce que les enfans appellent les manchettes[1]. »

Talleyrand, qui avait toutes les audaces, scandalisa-t-il les Américains, ainsi que le prétend le comte de Moré, en s’affichant avec une négresse ? On les aurait rencontrés dans les rues de Philadelphie bras dessus bras dessous, en plein jour, Celle interprétation de la déclaration des droits de l’homme ne fut point, paraît-il, du goût des concitoyens de Washington. Cependant, ajoute Moré, tel était le charme de Talleyrand qu’après quelques holà ! on lui passa cette fantaisie douteuse. Il avait gagné dans toute l’Amérique, par sa bonne grâce et son esprit, une popularité dont M. de Bacourt, représentant de la Monarchie de Juillet aux Etats-Unis vers 1840, devait retrouver encore des traces.

En dépit des distractions que lui offrait Philadelphie, Talleyrand ne perdait pas de vue Paris où, sous le régime de la Constitution de l’an III, était en train de s’établir le gouvernement du Directoire. Les élections venaient avec éclat de ratifier la chute des hommes de la Terreur ; d’un bout à l’autre du territoire, les tendances à la modération, les idées de pacification avaient été approuvées. Au Conseil des Anciens comme au Conseil des Cinq-Cents, Talleyrand reconnaissait des amis ; parmi les directeurs eux-mêmes, il devinait déjà des personnages faits pour le comprendre, et, redevenu citoyen français, il était impatient de témoigner son bon vouloir à ces maîtres nouveaux du pays. Une de leurs tâches les plus pesantes, les plus ardues, était de ravitailler Paris affamé par les suites de la Terreur, Paris sombre et farouche que les femmes emplissaient du refrain tragique : Du pain ! du pain ! Dans ses lettres à des Renaudes et à Mme de Staël, il multipliait les avis sur les subsistances à tirer d’Amérique, — farines, riz, salaisons ; il indiquait les meilleurs intermédiaires, les courtiers auxquels on devait s’adresser pour n’être pas trop volé[2] ; il offrait ses bons offices.

  1. Journal de Moreau de Saint-Méry, cité par le baron Pichot, Souvenirs intimes sur M. de Talleyrand, p. 209-210.
  2. Voyez notamment une lettre à Mme de Staël du 20 décembre 1796.