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gratitude pour Mme de Staël, il ne citera même pas son nom à côté de celui de Chénier ; et, par une défaillance de mémoire plus étrange encore, oubliant sa pétition imprimée tout au long dans le Moniteur, ses démarches que pouvaient rappeler tant de témoins, il écrira : « Le décret de la Convention qui m’autorisait à rentrer en France… avait été rendu sans aucune sollicitation de ma part, à mon insu ! »

Se voyant déjà sur le chemin de la France apaisée, Talleyrand revint passer l’hiver à Philadelphie. Plus que jamais, la capitale des Etats-Unis était devenue le rendez-vous de ceux qu’on pourrait nommer les Français de 89, — fayettistes, constituai et gens du même bord pour lesquels l’Europe de la coalition s’était montrée inhospitalière, et qui, peu à peu, avaient réémigré en Amérique. Suivant l’expression d’un témoin, ils faisaient assez l’effet d’une réunion d’ombres, lesquelles, n’étant plus de ce monde, auraient gagné l’autre avec un état d’âme, rempli de leurs regrets, de leurs espérances, de toutes leurs ambitions et de toutes leurs pensées, où s’était comme figé le rêve de leur existence[1]. Talleyrand, à qui les souvenirs ne suffisaient pas encore et qui n’avait nullement renoncé à vivre, apportait dans ce milieu fossile un regain de jeunesse. On vit alors ce que le public ne devait pas voir souvent, un Talleyrand bon enfant. Un des hommes qui le connurent de plus près pendant son séjour en Amérique, Morean de Saint-Méry, — Moreau de Saint-Méry qui rappelait avec emphase qu’il avait été « roi de Paris pendant trois jours, » parce qu’il y avait présidé en 1789 le collège électoral, et qui, tombé de ce pinacle, tenait simplement à Philadelphie un magasin de libraire où, malheur suprême après tant de catastrophes, il finira par faire une faillite de vingt-cinq mille francs, — Moreau de Saint-Méry raconte que l’ancien évêque d’Autun, hôte le plus assidu de son arrière-boutique, en était aussi le boute-en-train. Presque chaque soir, une troupe de Français se retrouvaient dans ce salon de l’exil et, assis sur des chaises de paille, devisaient entre eux de leurs soucis : parmi eux, il y avait de grands noms comme Noailles, La Rochefoucauld, Talon ; des noms célèbres comme Volney. Pendant que l’ancien « roi de Paris » dînait maigrement, devant l’assistance, d’un peu de riz au lait cuit

  1. Voyez les Mémoires du comte de Moré, p. 148.