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connaître ce pays-ci supérieurement puisqu’il n’a jamais été arrêté[1]. »

Lorsque Talleyrand écrivait cette lettre, il était redevenu citoyen français : le 18 fructidor (4 septembre), la Convention avait, d’un même geste, aboli le décret d’accusation qui pesait sur sa tête et rayé son nom de la liste des émigrés. Mais la partie avait été dure ; seule, l’activité passionnée de Mme de Staël avait pu la gagner.

C’est qu’en ce mois de septembre 1795, l’heure n’était point propice aux émigrés. Evocation de la France d’hier, tous confondus avec les soldats de l’armée de Condé ou les réfugiés de Coblentz, leur retour froissait trop de préjugés, portait ombrage à trop d’intérêts. Fraîche encore, l’affaire de Quiberon servait de prétexte aux rigueurs. Contre les émigrés, les conventionnels divisés se retrouvaient unis. Quand, le 5 fructidor, le ci-devant boucher Legendre, — le même qui venait de dénoncer furieusement Mme de Staël en pleine assemblée, — les avait une fois de plus voués à l’exécration des républicains, il y avait eu sur tous les bancs des marques d’assentiment. Était-ce bien le moment de parler de Talleyrand ? Mme de Staël n’eut pas une minute d’hésitation. Son ami avait jeté vers elle un cri de détresse ; qu’importe dès lors qu’elle soit menacée, elle ne songe qu’à lui : il veut revenir, il reviendra. Noblement elle relève les courages vacillans de ses alliés, les députés qui sont les hôtes de son salon ; elle leur communique sa flamme, leur dicte leurs actes, leur souffle leurs discours. Pour attendrir et exalter Chénier, aine de poète, on raconte qu’elle lui fait chanter, par une jeune femme dont il est épris, des vers émouvans de son frère André[2]. Le 13 fructidor, dans une discussion relative aux radiations provisoires, un autre de ses nouveaux familiers, Talien, reprenant à la tribune les argumens qu’a déjà produits Rœderer dans une brochure retentissante[3], distingue entre les émigrés et les fugitifs ; sur les premiers, il appelle les foudres de la nation ; pour les autres, il réclame l’indulgence ou plutôt la justice. Dans leurs rangs, s’écrie-t-il, on rencontre « de ces

  1. Revue d’histoire diplomatique (1890), p. 215.
  2. Colmache, Revelations of the Life of prince Talleyrand, p. 228.
  3. Des fugitifs français et des émigrés. Dans cette brochure, parue en août 1795, Rœderer faisait l’éloge de la conduite de Talleyrand et de Beaumetz en Angleterre et en Amérique, et de celle de Montesquiou en Suisse ; il ajoutait : « Ces hommes ont-ils cessé un seul instant d’être Français ? » (p. 14).