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hollandais fournirent la cargaison ; un équipage fut enrôlé ; il était même question que Talleyrand, au cas où la Convention inflexible maintiendrait son décret d’accusation, s’embarquât avec Beaumetz. Un incident bizarre avait cependant jeté un froid entre les deux inséparables. Un jour que, de la « Batterie » de New-York, ils surveillaient ensemble le chargement de leur bateau, Talleyrand avait senti le regard de son ami se poser sur lui : regard étrange, sinistre. « Malheureux, qu’as-tu ? s’écria Talleyrand. Tu en veux à ma vie ! Tu te prépares à me précipiter dans l’eau ! » Beaumetz devint tout pâle. « C’est vrai ! répondit-il. Depuis quelque temps, l’idée de te tuer me hante ; j’y ai résisté de toutes mes forces, mais j’allais y succomber lorsque tu l’as devinée. Fasse le ciel que cette obsession soit à jamais arrachée de mon esprit[1] !… » Talleyrand avait souri, mais il avait eu peur ; et la perspective d’affronter une traversée très longue avec un compagnon ainsi halluciné ne lui disait rien de bon. Calcutta ne lui apparaissait d’ailleurs que comme un pis aller, comme une dernière carte à se ménager.

Son rêve, c’était Paris. De jour en jour, il était plus impatient de s’en rapprocher. « Si je reste encore un an ici, mandait-il à Mme de Staël, j’y meurs[2]. » Et, le 8 septembre, il reprenait : « Ou il y aura un tremblement de terre général en Europe, ou j’y retournerai au mois de mai prochain : cela est arrêté dans mon esprit. » Il ne lui suffisait pas que le passé fût absous, il voulait qu’il fût effacé. « Il ne faut pas que mon décret d’accusation à moi seul soit rappelé. Il y a plusieurs personnes qui sont dans la même situation et dont on doit rapporter les décrets. Je voudrais être avec eux (sic) ; avoir une expédition de cet anéantissement de décret donnée par le Comité de sûreté publique ; et ensuite que, sur le vu de mon passeport, mon émigration fût jugée et que l’on me fît parvenir un acte de ce jugement… Alors je vous écrirai le moment de mon départ et où j’arriverai… Si je choisissais Hambourg, de Hambourg j’irais en Angleterre et d’Angleterre en France… Faites démener l’abbé des Renaudes, ajoutait-il, en guise de conclusion ; il doit

  1. C’était Talleyrand qui, dans sa vieillesse, racontait cette anecdote. M. de Dacourt, de passage à New-York en 1840, tint à visiter la Batterie, où la scène s’était passée. (Souvenirs d’un diplomate, p. 19.)
  2. Mme de Staël rappelait à Talleyrand cette phrase, qui ne se trouve pas dans les lettres publiées par le duc de Broglie, en lui écrivant le 28 février 1809.