Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 46.djvu/607

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

richesse ; c’est elle aussi qui, par la résignation qu’elle enseigne, soumet notre intelligence à cet ordre suprême et universel qui gouverne le monde ; et de tout cela, je conclus que c’est elle seule qui sait finir les révolutions, parce qu’elle seule emploie utilement toutes les forces de l’homme, le calme sans le désintéresser, lui enseigne le respect pour l’expérience au moyen de laquelle il surveille les nouveaux essais ; puis, parce qu’elle offre toujours aux yeux les grands résultats de la simple régularité du travail ; enfin parce qu’elle ne hâte et ne retarde rien.


Que de morceaux il y aurait encore à détacher des notes de Talleyrand sur l’Amérique ! Sans préjugés et sans passions, il y voyait les hommes et les choses en philosophe, et tout lui était sujet de remarques frappantes, piquantes, profondes. Du premier coup, dans cette société en travail d’enfantement, chez ce peuple « qui un jour sera un grand peuple, le plus sage et le plus heureux de la terre[1], » il découvre et il signale les penchans qui deviendront avec le temps les traits distinctifs du caractère américain, — deux passions également violentes et qui, d’abord, semblent contradictoires, quoiqu’on les retrouve dans plusieurs républiques de l’antiquité et du moyen âge, dans l’Angleterre de Henri VIII, de Cromwell et de Guillaume d’Orange : la passion de l’indépendance et la passion de la fortune. Partout, dans ses courses à travers les États de l’Union, il les avait rencontrées étroitement jointes et il cite des anecdotes qui, mieux qu’une longue étude, les montrent sur le vif. Un jour par exemple, dans une petite ville du Maine, après avoir interrogé son hôte, « homme d’une grande respectabilité, » sur la qualité des terres et leur prix, il lui parle de Philadelphie. L’Américain n’y était encore jamais allé. « Quand vous irez, lui dit Talleyrand, vous serez bien aise de voir le général Washington. — Oh ! oui, certainement, répondit l’autre ; mais je voudrais surtout, ajouta-t-il avec l’œil animé, je voudrais voir Bingham que l’on dit être si riche[2]. » Washington le champion de la liberté, Bingham l’homme d’argent : à eux deux, ils incarnaient déjà l’Amérique !

Chassé du continent européen, Talleyrand n’avait pas apporté aux États-Unis l’âme d’un émigré. Il n’avait pas abjuré la Révolution, dont il était devenu la victime : loin de là ; il s’était

  1. Rapport de Talleyrand au Premier Consul, fait en 1800, pour lui proposer d’élever une statue à Washington. Aff. étrang., États-Unis, 51, pièce 172.
  2. Mémoires de Talleyrand, t. I, p. 238.