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est un membre fort utile ; car il ne faut pas comparer ces pêcheurs-là à ceux d’Europe, et croire que c’est, comme en Europe, le moyen de former des matelots, de faire des hommes de mer adroits et robustes : en Amérique (j’en excepte les habitans de Nantuket qui pêchent la baleine) la pêche est un métier de paresseux. Deux lieues de la côte, quand ils n’ont pas de mauvais temps à craindre, un mille quand le temps est incertain, voilà le courage qu’ils montrent ; et la ligne est le seul harpon qu’ils sachent manier ; ainsi leur science n’est qu’une bien petite ruse ; et leur action, qui consiste à avoir un bras pendant à bord d’un bateau, ressemble bien à de la fainéantise. Ils n’aiment aucun lieu, et ne connaissent la terre que par une mauvaise maison qu’ils habitent ; c’est la mer qui leur donne leur nourriture ; aussi quelques morues de plus ou de moins déterminent leur patrie. Si le nombre leur paraît diminuer à tel endroit, ils s’en vont, et cherchent une autre patrie où il y ait quelques morues de plus. Lorsque quelques écrivains politiques ont dit que la pêche était une sorte d’agriculture, ils ont dit une chose qui a l’air brillant, mais qui n’a pas de vérité. Toutes les qualités, toutes les vertus qui sont attachées à l’agriculture manquent à l’homme qui se livre à la pêche. L’agriculture produit un patriote dans la bonne acception de ce mot ; la pêche ne sait faire que des cosmopolites[1].


Talleyrand, qui aimait à indiquer les idées d’un trait léger, sans appuyer, ne poussa pas davantage, ce jour-là, le parallèle entre la pêche et l’agriculture. Il n’insista point sur le rôle social du travail de la terre, qui groupe les individus par la communauté des intérêts et en forme un peuple. Mais plus tard, confirmé dans son idée par l’expérience et le temps, il y reviendra ; évoquant dans ses Mémoires ses impressions d’Amérique, il écrira, sur l’agriculture, cette forte page, toujours juste, toujours vraie :


Un peuple nouveau et dont les mœurs, sans avoir passé par toutes les lenteurs de la civilisation, se sont modelées sur celles déjà raffinées de l’Europe, a besoin de rechercher la nature dans sa grande école ; et c’est par l’agriculture que tous les grands États doivent commencer. C’est elle, et je le dis ici avec tous les économistes, qui fait le premier fond de l’état social, qui enseigne le respect pour la propriété, et qui nous avertit que notre intérêt est toujours aveugle quand il contrarie trop l’intérêt des autres ; c’est elle qui, de la manière la plus immédiate, nous fait connaître les rapports indispensables qui existent entre les devoirs et les droits de l’homme ; c’est elle qui, en attachant les laboureurs à leurs champs, attache l’homme à son pays ; c’est elle qui, dès ses premiers essais, fait sentir le besoin de la division du travail, source de tous les phénomènes de la prospérité publique et privée ; c’est elle qui entre assez dans le cœur et dans l’intérêt de l’homme pour lui faire appeler une nombreuse famille sa

  1. Mémoire sur les relations commerciales des États-Unis avec l’Angleterre.