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étaient engagés dans une entreprise plus vaste encore. Ils avaient acquis sur les bords de la Susquehannah, rivière de Pensylvanie, plus d’un million d’acres incultes ; ils y avaient jeté les fondemens d’une ville où M. de Blacon et un autre réfugié, le chanoine de Bec de Lièvre, tenaient chacun une auberge pour les premiers colons ; et, par un grand luxe d’annonces dans les journaux, d’agens guettant dans les ports les nouveaux débarqués, ils comptaient attirer les émigrés d’Europe, leur revendre six francs l’acre qu’ils avaient payé quinze sous[1]. Après des hauts et des bas, l’affaire s’acheva dans un fiasco. Mais, en ce printemps de 1794, elle débutait ; tout était à l’espoir et à la confiance, et Talleyrand se rongeait de n’avoir pas en main les fonds suffisans pour tenter à son tour la fortune.

En attendant, afin d’éviter les chaleurs intolérables de Philadelphie et les maladies contagieuses, que multipliaient les émanations du port aux quais trop étroits et des cimetières enclos dans la ville, il partit à la découverte du pays.


II

En compagnie de son inséparable Beaumetz et d’un Hollandais, M. Heydecoper, Talleyrand quitta Philadelphie au commencement de juillet. Les voyageurs se dirigèrent vers le Nord. Tantôt roulant dans les stage-coachs qui parcouraient les routes cahoteuses et à peine tracées des États-Unis, tantôt à cheval, à pied, au gré de leur fantaisie, ils traversaient des forêts « aussi anciennes que le monde[2], » visitaient les exploitations des colons, s’arrêtaient dans les villes. La petite caravane ne s’aventura guère dans l’intérieur des terres. On la trouve sur les bords de l’Ohio qu’elle ne franchit point ; on la trouve surtout dans les États du Connecticut et du Maine. Le 4 août, elle est à Boston, d’où Talleyrand écrit à Mme de Staël.

Devant les rebuffades du sort et des hommes, Talleyrand s’était éloigné de Philadelphie en proie à un découragement aigre. La solitude, le grand air salubre eurent tôt fait de lui remonter le cœur. Dès que les dernières fumées de la ville s’évanouirent dans le lointain brumeux ; qu’il fut en pleine

  1. Voyez La Rochefoucauld-Liancourt, op. cit., t. I, p. 151 et suiv. ; Mémoires de Moré, p. 150-153 ; lettre de Fauchet du 9 novembre 1794.
  2. Mémoires de Talleyrand, t. I, p. 234.