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Mme de Staël, me dit qu’il faut refaire un peu de fortune, afin de ne pas être dans la gêne et dans la dépendance continuelle lorsqu’on devient plus âgé… Il y a ici beaucoup d’argent à gagner, mais c’est pour les gens qui en ont. Si vous connaissez des gens qui aient envie de spéculer ici dans les terres, je ferai leurs affaires volontiers. Si j’avais un assez grand nombre de personnes qui me chargeassent de leurs affaires et qui m’y donnassent un intérêt, elles et moi y gagneraient beaucoup : elles, parce que les négocians américains, sont bien peu sûrs en affaires, et moi, parce que je n’aurais point de fonds à faire pour avoir un intérêt quelconque. Voyez un peu à cela. »

Les exemples qui l’entouraient fouettaient son ardeur et sa convoitise. En quelques mois, souvent en quelques semaines, des audacieux habiles conquéraient sous ses yeux des fortunes, Depuis que la compagnie du Sioto avait eu l’idée de détailler, sur les bords de l’Ohio, une région ingrate et d’accès ardu, sans cesse visitée par des sauvages qui scalpaient les blancs, et qu’elle y avait à demi réussi, en inondant l’Europe de prospectus où étaient promis « un climat délicieux et sain, à peine de gelées en hiver ; une rivière… riche en poissons excellens et monstrueux ; des forêts superbes d’un arbre qui distille le sucre et d’un arbuste qui donne de la chandelle ; du gros gibier en abondance, sans loups, renards, lions, ni tigres ; une extrême facilité de nourrir dans les bois des bestiaux de toute espèce (les porcs seuls doivent, d’un couple unique, produire sans soins en trois ans trois cents individus) etc. »[1] — il était de mode de spéculer sur les terrains. Parmi les amis de Talleyrand, presque tous s’étaient lancés. Cazenove avait merveilleusement réussi pour le compte de sa compagnie hollandaise, et le duc de Liancourt devait bientôt citer son établissement comme un modèle. Le consul général de France, La Forest, qu’un badigeon de jacobinisme sauvait provisoirement de la disgrâce, et avec qui Talleyrand était tout de suite entré en rapports, avait acheté, dès 1792, un domaine considérable dans l’État de Virginie[2]. Noailles et Talon, associés à l’un des gros manieurs d’argent du Nouveau Monde, le sénateur Robert Morris,

  1. Voyez Volney, Tableau du climat et du sol des États-Unis (Œuvres complètes, éd. de 1821, t. VIII, p. 346-357).
  2. G. de Grandmaison, Correspondance du comte de La Forest, ambassadeur de France en Espagne, t. I. Introduction, p. XII.