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au-dessus des inconvéniens passagers qui, en temps de révolution, résultent des divergences politiques[1]. »

Quant au citoyen Fauchet, ministre plénipotentiaire de France, les amabilités des Américains pour Talleyrand l’exaspéraient. Ce jacobin, dont Napoléon fera un de ses préfets, n’était pas dans le fond un méchant homme. Envoyé à Philadelphie par le Comité de Salut public, pour y mettre un terme aux extravagances et aux « malversations »[2] d’un pur entre les purs, le citoyen Genêt, il y faisait assez bonne figure et fut, en plus d’un cas, un diplomate prudent. Son malheur était de se ployer servilement, par goût ou par lâcheté, à toutes les basses besognes qu’imposait à ses agens le Comité de Salut public : espionner et dénoncer. Partout Fauchet voit des complots, partout il signale des trahisons ; ses auxiliaires eux-mêmes, Pétry et La Forest, n’échappent point à ses soupçons.


Citoyen ministre, écrit-il le 5 juin, il existe un plan infernal. Quel est-il ? Je l’ignore. Mais les auteurs en sont connus ; ils ont, je le jurerais sur ma tête, des correspondans en France et en Angleterre. Suis les faits que je vais te détailler, fais-en part au Comité de salut, et cherchez à pénétrer de votre côté le mystère des horreurs que l’on médite contre la République.

Beaumetz et Talleyrand, le ci-devant évêque d’Autun, sont arrivés à Philadelphie avec des recommandations de lord Shelburne. On a fait courir le bruit qu’ils avaient été chassés de Londres et qu’ils devaient être suivis de Lameth, de d’Aiguillon et d’André, etc. Ils étaient adressés à M. Hamilton, secrétaire des États-Unis, qui les a reçus, fêtés, présentés à ses amis. On les a invités à dîner dans toutes les maisons comme il faut. Je te laisse à juger quelle a été la joie des Talon et des Noailles qui ont reçu un renfort de constituans suivant leur cœur. On a paru vouloir les rapprocher de moi. Des membres du gouvernement, le vice-président lui-même, m’ont demandé si les nouveaux arrivés étaient venus me voir. J’ai vu le piège sur-le-champ, et j’ai répondu que je leur croyais beaucoup d’impudeur, mais que je ne leur en supposais pas encore assez pour visiter le représentant d’une nation qu’ils avaient trahie et vendue au despotisme. On a fait plus, on m’a invité à une assemblée où ils se sont trouvés ; je me suis retiré sur-le-champ et brusquement, avec la ferme volonté de ne jamais remettre les pieds dans cette maison. Cette conduite, il faut que je l’avoue, n’était point celle que voulaient que je tinsse mes collègues La Forest et Pétry ; ils étaient d’avis qu’il fallait que je restasse au contraire et que je leur disputasse le terrain ; que je paraîtrais les craindre si je tenais une autre conduite. « Eh bien !

  1. 30 août 1794. Writings of George Washington, t. XII, p. 429, note. Cf. Bulwer, Essai sur Talleyrand, p. 139-140.
  2. Arrêté du Comité de Salut public du 20e jour du premier mois de l’an II (11 octobre 1793). Recueil des actes du Comité de Salut public, t. VII, p. 359-360.