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secrétaire de la Trésorerie, Alexandre Hamilton, — le chef respecté des fédéralistes et le bras droit du président, — lui accorda audience, leur haine soupçonneuse s’émut ; et lorsqu’il fut question que Washington lui-même, sur une lettre d’introduction du marquis de Lansdowne, accueillît le proscrit, — comme il avait accueilli naguère Noailles et Talon, — ils perdirent tout sang-froid. Le représentant du gouvernement révolutionnaire, le citoyen Joseph Fauchet, se précipita chez le secrétaire d’Etat. Si Talleyrand est reçu au Palais de la Présidence, déclara-t-il bruyamment, jamais plus je n’y paraîtrai ; entre un émigré et moi, il faut choisir. A contre-cœur, Washington sacrifia Talleyrand. Non seulement il ne fut point admis à une audience publique, mais sa demande d’audience privée, quoique présentée par Hamilton lui-même, fut repoussée. Dans une longue lettre au secrétaire de la Trésorerie, le général président exposa, en s’en excusant, les raisons de son refus. « C’est mon désir et aussi mon devoir de fonctionnaire de la République, écrivait-il, de ne pas froisser des puissances amies en traitant leurs proscrits d’une manière où elles pourraient voir un blâme de leur conduite. Si d’ailleurs les émigrés sont hommes de bon caractère, ils en prendront leur parti ; ils doivent comprendre que, malgré cela, ils seront protégés dans leurs personnes et leurs propriétés, et qu’ils participeront à tous les avantages de nos lois. Pour le surplus, leur attitude à eux-mêmes en décidera, ainsi que la politesse des citoyens ordinaires qui sont, moins que les fonctionnaires du gouvernement, retenus par les considérations politiques[1]. »

Quelques semaines plus tard, Washington adressait à lord Lansdowne un billet très flatteur pour Talleyrand : « Le regret n’est pas mince pour moi d’avoir été empêché, par des motifs politiques que vous devinez sans peine, de témoigner à ce gentleman le cas que je fais de sa personne et de la recommandation de Votre Seigneurie. Mais j’entends dire que l’accueil qu’il a en général trouvé ici est fait pour le dédommager, dans la mesure où l’état de notre société peut le permettre, de ce qu’il a abandonné en quittant l’Europe. Le temps lui sera naturellement partout favorable ; un homme de son caractère, doué de ses talens et de ses mérites, est fait pour toujours s’élever

  1. 6 mai 1794. Writings of George Washington, edited by W. C. Ford, t. XII, p. 428.