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de cette historiette, plus piquante que vraisemblable, Talleyrand avait senti s’éveiller en lui un tel goût pour la mer que, lorsque la vigie perchée sur le grand mât cria d’une voix joyeuse : « Terre ! terre ! » son cœur se serra. Il aurait souhaité faire durer le voyage ; et comme, juste à ce moment, un navire débouchait de la Delaware pour gagner le large, sans s’inquiéter du but de sa course, il envoya demander au capitaine s’il pouvait y monter. Plus une place n’était libre ; force lui fut de débarquer à Philadelphie.

Avec son port encombré de vaisseaux, ses larges avenues bordées d’arbres, ses maisons de briques bien bâties que décoraient souvent des frontons de marbre blanc, sa Bourse monumentale, ses luxueuses boutiques « aussi bien fournies que celles de Paris ou de Londres, » Philadelphie était alors la plus belle ville des États-Unis[1]. On y sentait bouillonner la vie. Partout des constructions neuves, des chantiers, des travaux en train. Dans les rues où se croisaient d’élégans équipages, une foule active et mêlée : blancs et noirs, hommes politiques et hommes de finance, ouvriers, matelots de tous les pays, chercheurs d’aventures ou coureurs de fortune, et, parmi les femmes, de ces quakeresses pâles, vêtues de robes grises uniformes, dont Chateaubriand devait en passant remarquer la beauté. Dès qu’un étranger débarquait d’Europe, les gens riches se le disputaient pour leurs grands dîners et leurs thés. Peu importait qu’il fût « philosophe, prêtre, homme de lettres, prince, arracheur de dents, » si l’on en croit les carnets de voyage du duc de Liancourt, il était mené au spectacle, assis aux tables de jeu, choyé, fêté. Le défaut de cette ville hospitalière et confortable, c’est que la vie y était hors de prix. « Les pensions, note le même duc de Liancourt, coûtent de 8 à 12 dollars par semaine, sans vin, sans feu particulier, sans lumière, » et le moindre domestique nègre se paye, même nourri et blanchi, de 10 à 12 dollars par mois. Or les émigrés de toutes nuances, dont Philadelphie était devenue, selon le mot d’un spirituel Français[2], « l’arche

  1. Voyez La Rochefoucauld-Liancourt, Voyage dans les États-Unis d’Amérique fait en 1795, 1796 et 1797, t. VI, p. 312 et suiv. ; Mémoires du comte de Moré, p. 143 et suiv. ; Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe (éd. Biré), 1. 1, p. 355-356.
  2. Mémoires du comte de Moré, p. 147.