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brefs, et, quand Talleyrand lui demanda des lettres d’introduction pour les personnages des États-Unis : « Non !… » interrompit-il ; puis, avec un geste d’accablement : « Je suis peut-être le seul Américain qui ne puisse pas vous donner des lettres pour son pays… Toutes mes relations y sont rompues… Je ne dois jamais y rentrer[1]. » Et, sans ajouter un mot, la tête basse, le malheureux s’éloigna. C’était le général Arnold, le traître américain qui avait vendu aux Anglais son épée pendant la guerre de l’Indépendance et qui, maintenant, courbé sous la malédiction de ses compatriotes, cachant sa vie, attendait la mort impatiemment dans l’auberge misérable de Falmouth.

Dès que le vaisseau fut en état, il reprit la mer et, poussé par un bon vent, à la fin du mois d’avril, il accostait le quai de Philadelphie. Un des premiers soins de Talleyrand fut de faire part à Mme de Staël de son heureuse arrivée : « J’ai eu une traversée assez douce, chère amie, lui écrivit-il le 12 mai ; après trente-huit jours de mer à compter de Falmouth, je suis arrivé à Philadelphie. Les premiers huit jours, j’ai été souffrant ; deux ou trois jours encore, j’ai eu du mal être ; le reste du temps, je me suis porté de manière à faire vraiment de la peine à tous messieurs les catholiques émigrés ! — Nous n’avons pas rencontré un seul bâtiment dans tout notre voyage. Les chances pour être pris ne laissaient pourtant pas que d’être nombreuses, car les bâtimens anglais qui sont à Terre-Neuve arrêtent les navires américains et les retiennent dans leurs colonies ; les Français prennent et pillent ; les Algériens prennent et vendent : nous avons évité tous ces petits dangers-là ; ainsi j’ai fait ce que, dans toute autre disposition d’âme, j’appellerais un bon voyage[2]. »

A propos de ce « bon voyage, » Talleyrand ne souffle pas mot d’une aventure dont un ambassadeur de Danemark, le comte de Wattersdorff, prenait plus tard plaisir à faire le récit dans les salons de Paris. Un jour qu’une grosse frégate anglaise rôdait à l’horizon, et qu’on craignait que son capitaine ne prétendît visiter le navire américain, prestement, Talleyrand, qui ne voulait pas être reconnu, se serait déguisé en cuisinier du bord avec un bonnet de coton et un tablier blanc[3]… Quoi qu’il en soit

  1. Mémoires de Talleyrand, t. I, p. 231.
  2. Revue d’histoire diplomatique (1890), p. 209.
  3. L.-G. Michaud, Histoire politique et [privée de Ch.-M. de Talleyrand, p. 28. Cette anecdote paraît d’autant plus imaginée de toutes pièces que Talleyrand était sur un navire américain et non, comme le dit Michaud, sur un navire danois.