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machine, infiniment perfectionnée, tantôt se spécialise elle-même et se charge de ces routines, en sorte que l’ouvrier n’a plus qu’à l’entretenir et la surveiller, tantôt généralise sa fonction, se change en outil capable d’applications complexes et variées, analogue en cela à tous les vieux outils humains, mais d’une énergie énorme et délicate qui n’emprunte rien aux forces de l’homme, et que celui-ci n’a plus qu’à régler et diriger. Ainsi par le seul et naturel développement des procédés mécaniques qui commencèrent par dégrader le travail humain, celui-ci se spiritualise et gagne en dignité. A la créature de fer et d’acier la partie matérielle des besognes. A la créature de chair et d’esprit de combiner avec son cerveau, de conduire avec sa main. Autre progrès de même ordre : la substitution graduelle de l’énergie électrique à celle de la vapeur. Empruntée aux libres forces agissantes autour de nous, aujourd’hui aux torrens et chutes d’eau, demain à la chaleur solaire, au mouvement des marées, invisiblement et silencieusement transportée, elle se distribue aux petits ateliers indépendans dont rêvait Ruskin et qu’elle fait renaître, aux grandes fabriques qui peuvent se disperser dans la campagne, sous un ciel impollué. Sans bruit, solitaires dans la salle vaste et claire où un homme suffit à les surveiller, les puissantes dynamos tournent d’une éblouissante rotation, si rapides et lisses qu’elles paraissent immobiles. A dix, à cinquante lieues de là, l’usine, où, d’eux-mêmes, monstres disciplinés et qu’un signe de l’homme suffit à mettre en mouvement, de redoutables engins évoluent à vingt pieds du sol, s’entre-croisent, soulèvent et transportent des tonnes de métal ; et la puissance qui les anime étire ailleurs un fil d’acier qui n’a pas un dixième de millimètre, s’en va jeter partout, et jusque dans les cottages d’ouvriers, la blanche lumière à profusion. Par conséquent, plus de confusions ni de tapage, plus d’air vicié par le gaz, plus de fournaises que des chauffeurs attisent du souffle de leur vie humaine, plus de scories sur la terre, ni de suie dans le ciel et sur toute chose naturelle de beauté.

Ainsi s’éliminent d’eux-mêmes ces méfaits de la grande industrie que Ruskin a le plus passionnément dénoncés : peu à peu elle cesse d’être meurtrière de l’homme et de la nature. Mais ce n’est là qu’une victoire parmi tant d’autres victoires sur la souffrance, la maladie et la mort, de cette Science qui si vite a changé les relations de la pensée et de la puissance