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d’un individu qui, suivant son état de maladie ou de santé, ses difficultés, ses crises, ses réussites anciennes ou récentes, ses circonstances, parmi lesquelles comptent les idées générales ambiantes, tantôt s’attriste, se raidit et se replie sur soi, tantôt se sensibilise, s’attendrit et s’exalte, tantôt s’épanouit dans l’action, l’espoir et la joie communicatives. Variations de tous degrés, le plus souvent éphémères et superficielles, et qui laissent intact le fonds individuel ou ethnique, mais qui peuvent aller jusqu’à la modification profonde de la personnalité.

D’une façon générale on peut dire que la tristesse et l’inquiétude anglaises au XIXe siècle signifiaient la rupture d’équilibres anciens, le désarroi d’un peuple moralement inadapté à ses nouveaux modes et conditions nécessaires d’existence, en sorte que la santé et l’optimisme renaissans annoncent la réussite graduelle du long effort par lequel il a cherché son ordre politique et social, sa morale, les formules de vie qui peuvent l’ajuster à son nouveau milieu. De cet effort on a vu la portion à laquelle a collaboré Ruskin, et, dans cette portion même, ce qu’il a inventé, dirigé, ce qui ne procède que de son génie. Mais il s’en faut que tout ce travail se soit accompli suivant les idées et le plan de Ruskin. Telles tendances qu’il n’a cessé de combattre y ont contribué. Si prudemment que l’Angleterre ait ménagé les étapes de sa révolution politique, elle l’a menée presque jusqu’au terme, aboutissant, de fait, au suffrage universel, à l’encontre de toutes les idées de cet « illibéral, » de ce Tory socialiste qui ne concevait de gouvernement que pour le peuple, mais n’imaginait que compétitions d’égoïsmes, anarchie, folie et hasard dans le gouvernement par le peuple. Autoritaire et puritain, tout son être construit, dès la première enfance, sur les formules hébraïques et chrétiennes qui furent ses assises permanentes, il n’a cessé, même quand la portion intellectuelle de sa croyance a vacillé pour un temps, de proclamer les commandemens bibliques et les fortes disciplines religieuses. Elles seules lui semblaient pouvoir constituer à demeure une âme et un peuple, leur communiquer les énergies de vouloir, d’ordre et de résistance dont le sentiment est la joie. Or une des raisons du relèvement de la vie anglaise vers la joie, c’est une détente et non pas une tension plus grande des contraintes religieuses. Certes, comparée aux autres pays d’Europe, l’Angleterre reste chrétienne et puritaine, mais les sectes y sont de moins en moins sectaires ; elles