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magnifique et le plus haut, celui dont la véhémence et la décision, en même temps qu’elles influencent les autres flots, montrent le mieux la force, la profondeur, et la tendance du courant.

Une chose est sûre, c’est que l’Angleterre a marché dans le sens désiré par Ruskin. Non seulement on a vu s’affirmer de plus en plus, par mille œuvres privées et par une active législation interventionniste, dans l’individu le souci du groupe, et dans le groupe le souci de l’individu, non seulement le sentiment de l’obligation sociale s’est étendu et fortifié, mais on peut dire que l’Angleterre s’est enrichie de la seule richesse que reconnaissait le maître, et qu’elle a gagné en quantité de vie. Du moins le ton (tonus) de la vie s’y est singulièrement relevé. Il est sûr qu’il y a cinquante ans l’âme anglaise apparaissait aux observateurs venus du continent, morose, voilée des brumes qu’elle reflète, éprise de la solitude à laquelle aspirent toutes les mélancolies, bornée à des horizons de sectes, contrainte à des altitudes de cant, raidie dans la poursuite de l’argent, dans l’effort, les servitudes et les routines du plus monotone travail de fabrique et de bureau, maintenue dans sa tristesse par la laideur noire du décor industriel et le paupérisme chronique des foules. Cette impression des étrangers, l’idée que les Anglais se font d’eux-mêmes, à cette époque, la vérifie. Se comparant aux Français (our livehj neighbour the Gaul), ils se jugent ternes, mélancoliques, insociables. Pour Matthew Arnold, l’Angleterre a besoin de se détendre, de s’humaniser, de se libérer un peu de l’obstiné labeur matériel où elle s’ankylose, afin de se civiliser spirituellement. Il lui présente un idéal qui ressemble à celui de Ruskin : plus de douceur[1], plus de lumière, plus de vie, plus de sympathie, c’est-à-dire plus de loisir, de bonheur et de beauté. Qu’elle cesse de vivre au jour le jour, dans une confusion de croyances et d’œuvres antagonistes et particulières qui ne dépassent jamais le point de vue égoïste et borné de la secte, de la corporation et de l’individu ! Qu’elle répudie sa foi aux vertus du hasard[2], ses anarchies de laisser faire, son désordre individualiste, pour s’organiser suivant des idées générales, nationales, humaines, en prenant conscience de sa personne collective dont l’expression visible est l’Etat !

Certes aujourd’hui l’idée de l’État est bien plus familière aux

  1. Sweetness.
  2. Ce que les Anglais appellent the happy-go-lucky system.