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poursuivirent en courbes gracieuses pour disparaître du côté de Fairlight. Quelques bateaux de pêche, juste en face de nous, étaient immobilisés par le calme. Leurs ombres dormaient ou plutôt somnolaient sur la mer, un très léger frisson montrant seul que leur sommeil n’était pas absolu, ou du moins que c’était un sommeil traversé de rêves. L’intensité de la lumière avivait les contours de chaque rocher, de chaque galet, d’une façon étrange pour nous autres citadins. A Londres nous connaissons ta chaleur du soleil ; nous ignorons sa lumière. Cela était parfait, parfait dans sa beauté, parfait parce que, depuis le soleil au fond du ciel, jusqu’à la mouche luisante, aux ailes de métal sur le rocher chauffé, tout s’harmonisait, tout respirait une seule âme. L’enfant jouait à côté de nous. Ellen et moi ne bougions pas, ne faisions rien ; nous ne désirions rien, nous n’avions rien à faire, rien de spécial avoir. Londres était oubliée. Elle était là-bas, derrière nous dans le Nord-Ouest, et la falaise où nous étions adossés nous en masquait jusqu’à l’idée. Nul souvenir de la veille, nulle pensée du lendemain. Le présent nous suffisait et nous prenait tout entiers… »

Quelques semaines plus tard, ajoute l’éditeur de l’autobiographie, Rutherford était mort et enterré. Il souffrait sans qu’on s’en doutât d’une maladie de cœur. Un jour que le chef qu’il nous a décrit, lui parlait plus violemment que de coutume, Mark, suivant son habitude, garda le silence ; mais visiblement son émotion était grande. « Son tyran quitta la chambre, et quelques minutes après, on vit Mark blêmir et tomber en avant sur son pupitre. C’était fini. Son corps fut porté à l’hôpital, et de là chez lui. Le lendemain matin une enveloppe fermée, contenant son salaire jusqu’au jour de sa mort, fut remise à sa veuve, sans un mot de ses chefs, sauf une demande de reçu. Vers midi sa vareuse de travail et un livre qu’il avait laissé dans son pupitre arrivèrent en port dû, enveloppés dans du papier brun. »

Cette vie et cette mort nous montrent le type de tout ce que Ruskin a combattu. Rutherford meurt d’une longue asphyxie morale : dans le monde où il a vécu les fibres vivantes ont été coupées qui unissaient l’homme à l’homme et l’homme à la nature. Chez un Rutherford, la faculté de comprendre et de sentir, par suite de souffrir, est d’espèce supérieure. Chez le vulgaire, rien de conscient ni d’aigu ; le trouble, la nostalgie