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qu’une femme est un luxe, et qu’il n’aurait pas pensé que je pouvais me l’offrir.[1]. »

Un dimanche, à la fin de sa vie, quand il s’inquiète moins de l’avenir, Rutherford se décide à profiter d’un train de plaisir pour revoir quelque chose de cette nature dont il s’est efforcé de perdre l’idée. Quel étrange et profond émoi de tout l’être ! Comme l’invincible faculté de rêve qu’il a si longtemps comprimée jaillit et se déploie d’un seul coup ! Avec une intuition de grand poète anglais, ce pauvre scribe en chapeau rond perçoit mieux encore que la beauté sensuelle des choses : l’âme secrète et profonde qui fait la vie et l’unité d’un paysage. « Nous arrivâmes à Hastings vers onze heures, et nous allâmes en flânant jusqu’à Bexhill. Plaisir exquis ! Seul le citadin emprisonné, l’habitant de Londres peut dire la joie de fouler le sable pur de la mer. Ne plus voir l’ordure et les déchets qui traînent dans une rue de faubourg, les briques, les haies souillées et rompues, les affiches déchirées, l’herbe fatiguée et jaunie des champs où l’entrepreneur a déjà mis sa marque ; marcher sur un rivage où souffle un vent qui n’est pas chargé de suie ; au lieu d’un suaire obscur et terne de fumée contempler des lointains si lucides que des vaisseaux situés au-dessous de l’horizon y dessinent leurs mâts : tout cela nous fut une félicité parfaite. Peut-être pas une félicité très poétique, mais c’est un fait que, de tout ce que nous étions venus voir, rien ne nous touchait plus que la pureté, la simple propreté de la mer et de l’air. Nous fûmes heureux. C’est à la campagne seulement qu’il est possible de voir le matin devenir le milieu du jour, l’après-midi se changer en soir, une journée s’espacer dans toute sa longueur. Nous avions apporté notre repas ; nous pûmes rester assis sur le sable à l’ombre de la falaise. De blancs cumulus reposaient à l’horizon, sans bouger ni changer, tout éblouissans et cernés par en haut de soleil. L’étendue opaline des eaux semblait une glace, sauf une sorte de respiration infiniment faible qui venait mourir à nos pieds en ondes imperceptibles. Telle était la placidité du vaste Océan que les vaguelettes qui caressaient la plage étaient pures et riantes autant que l’eau du large et des profondeurs. Vers une heure, à la distance d’un mille environ, une longue file de marsouins se montra, qui pendant quelque temps se

  1. Mark Rutherford’s Deliverance.