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Mais sous la surface placide de cette triste sagesse quelles puissances refoulées d’amour et de sensibilité se concentrent ! Ce pauvre homme, sans foi ni espérance, et qui ne met plus son effort qu’à silencieusement subir et supporter, comme il écouterait, s’il pouvait l’entendre, l’évangile du prophète anglais de la nature et de la vie ! « Celui-là seul est capable de comprendre les puissances de l’amour qui est un inférieur et un demi-serf. Qu’il rentre chez lui après avoir souffert ce qui est pire que la haine : le mépris d’un chef qui se permet d’être méprisant parce qu’il peut remplacer son esclave à la minute. Vingt fois son tyran lui a fait comprendre qu’il appartient à la vaste foule de ces gens qui, à Londres, ne comptent pas et sont presque inutiles, en sorte que c’est une charité de leur offrir du travail. Il sait que rien en lui n’est d’une valeur quelconque à qui que ce soit, mais il comprend la divine efficacité de l’amour de la femme qui est sienne. La miséricorde de Dieu en soit à jamais bénie ! Bien souvent, en y pensant, j’ai senti mon cœur se gonfler d’une ardeur irrésistible. » A celui dont la vie est sans but et sans raison, à ce misérable dont la société se détourne parce qu’elle ne connaît plus qu’une devise : chacun pour soi, et qu’un principe : la concurrence libre, c’est-à-dire la survivance des forts et l’élimination des faibles, à celui-là qui a désespéré dans sa solitude, un tel amour est une révélation de Dieu, la seule qu’il ait jamais connue, un mystérieux rayon qui perce le jour de cave où il languit, pour lui apprendre qu’un merveilleux au-delà de lumière enveloppe les murs de sa prison. Mais ce rayon vacille comme pour s’éteindre. La femme de Rutherford est tombée malade, et il désespère de la sauver. Quelle angoisse de l’homme qui a connu l’absolue solitude au cœur des foules affairées ! « J’étais comme, dans une contrée de glaces, un naufragé sans compagnon, et dont l’existence dépend de la suprême étincelle du feu qu’il essaye de ranimer, et qui brille encore, seule dans une poignée de cendres. Oh, ces jours-là qui s’allongeaient en semaines ! — jours où rien n’était plus que mon désir unique, intense, obsédant, de sa guérison, — jours que remplissait l’idée de la totale nuit, du désespoir qui m’attendaient si elle ne guérissait pas ! J’essayai d’obtenir de mon patron quelques jours de liberté. On me répondit qu’on ne pouvait pas m’empêcher de m’en aller, mais qu’il n’était pas d’usage de laisser un commis s’absenter simplement parce que sa femme était malade. Il ajouta