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marguillier, » le simple laboureur à figure de pleine lune, qui peut une heure durant, « avec l’immobilité d’une mare, » regarder une vache, les vieilles grand’mères qui savent les légendes du pays, les jeux rustiques, feux de la Saint-Jean, danses de la Noël au manoir : tout cela est resté populaire et, pour les gens de la ville, sujet d’un rêve entretenu par un art et une littérature qui vont des romans de Dickens, d’Eliot et de Hardy jusqu’aux nursery rhymes, depuis les tableaux de maîtres jusqu’aux cartes de Noël. Être squire résidant dans tel village, tout au moins y aller passer le samedi et le dimanche, s’y retirer plus tard, être né près des bois et des champs, en garder un profond et merveilleux souvenir d’enfance, pouvoir préparer à ses enfans de tels souvenirs, tout cela fait encore en Angleterre partie de l’idée du bonheur. La ville est triste et laide : on y habite par nécessité ; c’est une grande usine, un immense business building, pour le travail et les affaires. Les affaires faites, on veut vivre, et nulle vie ne paraît heureuse et digne que dans la paix, les jeux et la beauté de la campagne. C’est pourquoi tout grand industriel anglais peut comprendre la prédication de Ruskin. Sa propre usine ne fume contre le ciel que pour lui gagner un manoir sous un ciel sans fumée.

Plus ardemment sensibles à cette prédication seront ceux-là qui n’ont rien à rêver ni espérer, tous ces scribes et commis chargés de famille et condamnés jusqu’à la mort à leurs bureaux et leurs paperasses. Pour un Mark Rutherford[1]élevé aux champs, et qui, de dix heures du matin à six heures du soir, copie des comptes et des lettres dans un sous-sol de Londres, la sagesse acquise, après des années de désespérance, c’est la résignation. Toute nostalgie de la campagne est hostile à cette sagesse. De parti pris, il ne lit plus les poètes de la nature. Wordsworth lui ferait mal. « Je ne puis m’empêcher de dire que la poésie d’aujourd’hui est malfaisante d’une façon que savent bien les êtres sensitifs qui sont condamnés à vivre toute leur existence dans les grandes cités. Cette littérature nous enseigne que l’humanité véritable, la foi en Dieu, ne sont possibles qu’au milieu des montagnes ou devant l’Océan. Les longs poèmes qui n’ont pour sujets que les paysages et l’amour passionné du paysage, peuvent être utiles s’ils inspirent aux hommes la volonté de

  1. The Autobiography of Mark Rutherford.