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d’énergie. Jamais, pourtant, leurs fortunes ne passeront une certaine limite légale ; Quelle incohérence, s’écrie Ruskin, de blâmer l’ouvrier mécontent des vingt-cinq shillings par semaine qui lui permettent tout juste de donner à manger à ses enfans, et qu’il ne gagnera peut-être pas demain, et, comme le fait la morale anglaise moderne, de louer le chef d’industrie qui besogne et s’ingénie encore pour ajouter à son million ! Les cruautés de l’argent supprimées, brisée la meurtrière loi d’airain, l’ouvrier ne sera plus un révolté. Assuré d’un salaire juste, qui ne baissera ni ne montera suivant les cours des marchés, il ne connaîtra ni la peur de la faim, ni l’anxieuse ambition de devenir à son tour un maître. Se parfaire chaque jour en adresse et savoir de métier, réserver de ses gains ce qu’il faut pour achever, peu à peu, le bien-être et l’agrément d’une maison qui sera vraiment sienne et portera sa marque personnelle, mettre aussi de côté pour le bonheur et la sérénité de sa vieillesse, voir entrer ses enfans dans la vie, au même rang social que le sien : à cet horizon modéré, son horizon natal, se borneront ses rêves ; dans ces limites sa vie se développera, suivant des harmonies naturelles et certaines Il ignorera « cet aigre mépris de soi-même et de sa condition dont nul succès matériel ne saurait compenser la honte et la tristesse[1]. » Respecté de son maître et le respectant, lié à lui par des sentimens humains et non plus seulement par la relation mathématique du capital et du salaire, il le servira d’un effort cordial, courageux, efficace, parce que procédant de l’âme, parce que les sources spirituelles de la vie, — foi, amour, espérance, — jailliront à nouveau pour lui comme pour les hommes d’autrefois.

Et si le rêve ruskinien s’achève, les sources physiques de la vie s’ouvriront aussi pour le travailleur : verdure des bois et des champs, libre ciel qu’empourpre la passion des aurores et des couchans, allégresse des jeunes printemps, divine pureté de l’air et des eaux. La terre refleurira pour ses enfans, guérie des lèpres dont ils l’ont couverte, ces amas de brique fumeuse et proliférante, couleur de suie et de mâchefer, qui déshonorent la campagne anglaise. L’homme aura fini de s’emprisonner et de se déprimer dans un décor noir, géométrique et sans vie, au milieu de multitudes où chacun est seul pour lutter et, le plus souvent, désespérer, sombrer et mourir. Les lugubres

  1. Time and Tide, § 7 et suiv.