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nationales et locales la plupart des hommes ayant le sentiment et le souci de leur dignité. Si ce honteux et, d’ailleurs, illégal assujettissement se fait moins sentir à Paris et dans les grandes villes où, grâce à la foule ambiante, les actes privés échappent davantage à la surveillance, il n’est aucunement tempéré dans les moyennes et les petites localités[1]. Même à Paris, cette prétention de l’Etat de posséder la personne entière de tous ceux qui reçoivent de lui quelque, allocation en échange du temps qu’ils lui consacrent se révèle parfois par des traits frappans. C’est ainsi qu’il y a quelques années, sous le ministère de M. Combes, le maire d’un des principaux arrondissemens de Paris faisait comparaître devant lui un médecin des hôpitaux, parvenu au terme de son service actif et qui sollicitait l’honorariat ; il lui demandait, comme une sorte de condition à l’obtention de ce qui ne devait pas être une faveur, dans quelle école il faisait élever ses enfans. Une pression de ce genre, aussi manifestement illégale et condamnable, s’exerçant à Paris, à l’endroit d’un homme placé à un degré élevé de l’échelle sociale, fait juger du poids de la tyrannie qui pèse en province sur les fonctionnaires des degrés moyens ou des bas degrés.

Non seulement cette tyrannie du gouvernement et des chefs administratifs sur la vie privée, les relations, les croyances, les votes de leurs agens, est effroyable ; mais, en outre, dans la pratique, elle s’exerce de la façon la plus fantaisiste ; le fonctionnaire n’a plus aucune sécurité, non seulement pour son avancement régulier, mais pour le lieu de sa résidence et pour son maintien même dans les cadres. Il ne suffit pas qu’il prenne et suive ostensiblement les opinions du gouvernement, c’est-à-dire du ministère au pouvoir ; il faut encore qu’il ne vienne pas à déplaire à l’un des nombreux potentats locaux qui, sous la troisième République, ont rétabli une sorte de régime féodal : le député, le conseiller général, le maire ou même, suivant cette invention récente, le « délégué administratif ; » s’il advient qu’il déplaise à l’un de ces tyranneaux locaux et que celui-ci soit influent, il perd tout droit à l’avancement, alors même que ses opinions et ses actes seraient réputés corrects d’après les idées du moment, et, bien plus, il peut être soit révoqué, soit tout au

  1. Dans notre livre l’État moderne et ses Fonctions (3e édition, Alcan éditeur), nous avons cité diverses circulaires ministérielles depuis un quart de siècle concernant l’absolue servitude des fonctionnaires publics.