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posée, après plus d’un demi-siècle de tolérance et près d’un quart de siècle de statut légal des associations de gens d’un même état et d’une même profession, on peut dire que la question reste grave et compliquée et qu’on ne peut y répondre d’une façon simple. Adam Smith, en 1776, juste un quart de siècle avant la loi de 1791, disait que les gens d’un même état et d’une même profession, quand ils se rencontrent et s’entendent, conspirent en général contre le public ; il parlait surtout des maîtres ou des patrons, et si le développement et les méthodes des trusts et des cartels n’ont pas démenti cette assertion, le développement et les méthodes des syndicats ouvriers tendent souvent aussi, en ce qui les concerne, à la confirmer.

Le Code Napoléon dans les articles 415, 416, 417 du Code pénal, qui interdisent la coalition de producteurs, édictant des peines relativement modérées pour les infractions des patrons et beaucoup plus sévères pour les infractions des ouvriers, vint renforcer les prohibitions de l’Assemblée Constituante et surenchérir sur la loi Le Chapelier. Le Code civil, généralisant davantage, exigea, par l’article 291, l’autorisation du gouvernement pour toute association de plus de vingt personnes ; il ne s’agissait plus là seulement de gens d’un même état ou profession.

Ce que l’on n’a pas assez remarqué, dans le texte de la loi Le Chapelier, c’est l’emphase avec laquelle elle prohibe le retour des corporations : elle fait de leur suppression l’un des articles fondamentaux de la Constitution française ; il serait, sans doute, exagéré de dire que, en 1791, les Constituans pouvaient prévoir que les associations ouvrières, une fois rétablies, arriveraient à un degré de puissance et de tyrannie qui mettrait en péril le fonctionnement même des pouvoirs publics ; néanmoins, il est intéressant de retenir que l’Assemblée Constituante proclamait que la Constitution française serait ébranlée si les « corporations de citoyens du même état ou profession » pouvaient ressusciter et s’épanouir.

Les prohibitions légales sont toujours faciles à édicter ; il est beaucoup plus malaisé, quand elles ne sont pas conformes à la nature des choses, de les faire observer. Or cette conception et cette organisation atomistiques d’une société qui, sauf cette prohibition de l’association, reposait sur la complète liberté individuelle, étaient manifestement contraires à la nature des choses. Quoique les pénalités contre les associations illicites