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rivaux et les ennemis de Racine n’auraient pas réussi à le faire taire. C’est le chrétien qui a imposé la retraite à l’homme de lettres ; c’est le janséniste effrayé par l’immoralité foncière du théâtre et de toute espèce de théâtre ; c’est l’élève de Nicole qui n’a pas voulu continuer davantage le métier d’« empoisonneur public non des corps, mais des âmes. »

Je regrette vivement que M. Jules Lemaître ne se soit pas attaché, autant qu’il l’aurait pu, à l’étude des dernières années de la vie de Racine. Ces dernières années, ce n’est pas la fin languissante d’un vieillard, ce sont vingt-deux ans de la vie d’un homme qui est mort à soixante. M. Lemaître s’est contenté ici d’indications justes, mais trop sommaires. Il nous a privés d’un chapitre qu’il eût écrit excellemment. C’est la plus fâcheuse lacune de son livre. Comment n’a-t-il pas été tenté davantage de suivre Racine dans son intérieur de famille et de s’y attarder avec lui ? Il aurait pu tirer un tel parti des lettres de Racine à son fils Jean-Baptiste, pour évoquer devant nous une de ces familles d’autrefois, si différentes des familles d’aujourd’hui !

Cette correspondance d’un père avec son fils commence quand l’enfant à treize ans ; Racine lui écrit déjà comme à un petit homme ; et depuis lors, qu’il soit dans sa maison de la rue des Maçons, au camp de Namur, à la Cour, à Versailles, à Fontainebleau, il ne cessera d’entretenir ce fils « continuellement présent à son esprit. » Un mélange exquis de tendresse et de gravité fait le charme de ces lettres. On dit que les parens d’autrefois avaient un don d’insensibilité qui était bien commode et que nous avons laissé se perdre. N’en croyez rien ! Ils ignoraient nos mièvreries ; mais ils étaient suppliciés des mêmes inquiétudes et des mêmes angoisses que les parens de toujours. Jean-Baptiste étant tombé malade, la suscription d’une lettre que son père lui adresse : A mon cher fils Racine, est assez éloquente. Le souci constant de Racine est de donner à son fils une sérieuse formation d’esprit : il le met en garde contre tout ce qui pourrait le dissiper, et ce sont d’abord les lectures frivoles. On connaît la lettre fameuse où il le gronde de porter envie à une de ses petites amies parce qu’elle a lu plus de comédies et plus de romans. La fin est admirable : « Je remets à vous en parler plus au long et plus familièrement quand je vous reverrai, et vous me ferez plaisir alors de me parler à cœur ouvert là-dessus et de ne vous point cacher de moi. Vous jugez bien que je ne cherche point à vous chagriner et que je n’ai autre dessein que de contribuer à vous rendre l’esprit solide et à vous mettre en état de ne point me faire de déshonneur