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guerre russo-japonaise, le tout entremêlé de confidences personnelles, d’anecdotes, de boutades... C’était indéfinissable, c’était charmant, et, en dépit de cette apparente négligence, c’était très solide. Au sortir de cette conversation capricieuse, les auditeurs emportaient quand même une image précise et vivante de l’auteur dont on leur avait parlé. Aussi éloigné que possible de la dialectique constructive d’un Bourdaloue ou d’un Brunetière, M. Boissier n’en arrivait pas moins à dire ce qu’il voulait, et ce qu’il fallait, et à le dire de façon qu’on ne l’oubliât plus.

Lorsque ce bouillonnement d’improvisation était suffisamment apaisé, il reprenait les idées essentielles de son enseignement, les triait, les mettait en ordre ; de cette élaboration sortaient des articles de revue, qui, eux-mêmes se rejoignaient en plus vastes ensembles ; et c’est ainsi que se sont faits la plupart de ses ouvrages. Ses livres continuaient ses leçons, les fixaient ; ils en enferment l’intime substance pour nous et pour ceux qui viendront plus tard. Lorsqu’on les parcourt les uns après les autres, on aperçoit aisément le lien qui les unit, au moins les principaux d’entre eux ; on voit comment M. Boissier fut, tout naturellement, amené à les composer. Il commença par étudier, d’après la correspondance de Cicéron, la société du Ier siècle avant notre ère, dans laquelle la lecture de Varron l’avait déjà fait pénétrer[1]. Connaissant bien l’état des idées et des mœurs de cette époque, il voulut savoir ce qu’elles étaient devenues dans la période suivante : il observa donc les Romains des premiers temps de l’Empire, tant dans leurs opinions politiques[2] que dans leurs croyances morales et religieuses[3]. Cette dernière étude, arrêtée d’abord au IIe siècle, ne pouvait pas en rester là : la transformation religieuse qui s’opéra d’Auguste à Marc-Aurèle s’étant prolongée jusqu’aux temps extrêmes du monde romain, il fallait bien s’en donner jusqu’au bout le spectacle. « Au Ier siècle, le monde entier s’était levé sous l’impulsion de l’esprit religieux, et de la philosophie, il était debout, en mouvement, et sans connaître le Christ, il s’était déjà mis de lui-même sur le chemin du christianisme. » Cette phrase qui termine la Religion romaine n’était-elle pas la lointaine annonce du bel

  1. Cicéron et ses amis, 1863.
  2. L’Opposition sous les Césars, 1875.
  3. La religion romaine d’Auguste aux Antonins, 1874.