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sent et qu’il connaît à merveille, qu’il chérit entre toutes. Il part au commencement de juillet 1875, seul, pour la Belgique et la Hollande. Il en parcourra les musées et les églises avec une étonnante rapidité, en moins d’un mois. Tous les jours, il trouvera le temps de prendre des notes et d’écrire à sa femme, demeurée à Paris[1]. De ce voyage sortiront les Maîtres d’autrefois.

A peine descendu de chemin de fer à Bruxelles, le voyageur se plonge dans l’histoire des Pays-Bas.


Bruxelles[2], 6 juillet 1875.

Quand j’arrivai ce soir même à Bruxelles, onze heures sonnant, j’y fus accueilli par un grand silence. Toute la ville avait l’air de dormir ou dormait ; et cet universel sommeil, très réel, ou d’un goût si discret, fut loin de me déplaire. A peine entendis-je, en passant devant une brasserie, la dernière ouverte, un petit chant monotone et rude, un air flamand qui finissait, des chanteurs qui s’en allaient, puis une porte qui se ferma. Dehors, rien ne bougea plus : des rues muettes, des maisons closes, un pavé sonore et net, des façades blanches avec des rideaux tirés, et, par-dessus tout cela, le plus joli ciel qui pût couvrir une ville élégante en pareille attitude et dans ses mystères, des nuées très fines sous un azur très tendre. Ces choses me parlaient de vie facile, de labeurs sans excès, de nuits sans rêves et sans troubles, en un mot m’invitaient à un complet bien-être. Et ce conseil donné par la nuit, par le silence et par le repos, se trouvait en parfait accord avec mes projets.

De la chambre où je m’établis, je vois la longue rue Royale filer en droite ligne à travers la nuit, dessinée seulement par ses lanternes régulièrement espacées sur les trottoirs. Devant moi, sous ma fenêtre, s’étage et s’enfonce la masse haute, profonde et noire des arbres du Parc. A droite, et pour peu que je me penche du côté du Palais du Roi, j’embrasse en son entier l’esplanade où se déploie le Palais, cette solitude pavée que le grand soleil de midi doit rendre encore plus solennelle et plus déserte. Au centre, il y a, vous le savez, un arbre unique de proportions énormes, une sorte de bouquet royal préparé pour les jours de fêtes et dont les fleurs ne pousseraient que ces jours-là. Il forme également une tache obscure entre le ciel d’une douceur

  1. Voyez dans M. Louis Goase (Eugène Fromentin, A. Quantin, éditeur, 1881, p. 183 et suivantes) quelques extraits des carnets de voyage de Fromentin.
  2. Note de voyage inédite.