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ainsi dire, avec l’émotion, ou l’idée. Avec ce parler si vivant, si alerte et si neuf, Mme de Tencin s’était fait depuis longtemps une réputation d’épistolière : ses lettres, que se disputaient les connaisseurs, circulaient dans les salons. Quand elle écrit à Hoym ou à Mme Dupin, elle badine et attife sa phrase en femme qui a conscience de son talent et qui en jouit. Dans ses lettres à Richelieu, plus pressée et plus ardente, elle pense moins aux mots qu’aux choses, sans renoncer toutefois à ses coquetteries d’écrivain. Un jour, elle fait écrire par l’abbé Poissonneau une lettre anonyme, dont elle ne veut point qu’on reconnaisse l’inspiratrice. Il sera impossible, dit-elle à Richelieu, de me découvrir derrière mon secrétaire. Et d’avance, elle le rassure par un post-scriptum qui trahit la conscience du styliste : « Je ne veux pas manquer de vous dire que le style de l’abbé Poissonneau est différent du mien comme le jour et la nuit. » Mais le style est ici secondaire ; elle marche à la conquête du pouvoir non avec tout son art, mais avec tout son tempérament ; les mots, les phrases disparaissent : on la voit elle-même s’agiter et vivre.

Ce qu’elle a de plus vivant et de plus vivace, ce sont ses haines. A l’accent dont elle s’irrite contre d’Argenson, M. de Rennes, contre La Peyronie, « ce drôle très dangereux, » Mme de Boufflers, « cette femme tracassière et méchante, » M. de Mirepoix, « ce plat moine, » et tant d’autres qui la gênent en ses combinaisons, on sent qu’elle voudrait les anéantir. Mais il est quelqu’un sur qui toute sa haine se ramasse, d’autant plus violente et rageuse qu’elle doit se dissimuler, c’est Maurepas, « ce cher homme quelle hait de tout son cœur, » ce courtisan médiocre et « léger, au cœur perfide, » qui les déteste, elle et son frère, et leur barre la route. Il n’est guère de lettres qui ne contiennent ce nom exécré. Sa haine l’a rendue ici clairvoyante ; on peut parler de ce ministre frivole et vain avec moins de brutalité ; il est difficile pour le fond de n’être pas aussi sévère que Mme de Tencin : « C’est un homme faux, jaloux de tout, qui, n’ayant que de très petits moyens pour être en place, veut miner tout ce qui est autour de lui pour n’avoir pas de rivaux à craindre. Il voudrait que ses collègues fussent encore plus ineptes que lui pour paraître quelque chose. C’est un poltron qui croit toujours qu’il va tout tuer, et qui s’enfuit en voyant l’ombre d’un homme qui veut résister. Il ne fait peur qu’à de petits enfans. De même Maurepas ne sera un grand homme