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ce n’est jamais le cœur seul qui est en peine de l’absent. L’essentiel est de renseigner, de demander des directions, de suggérer des ruses. Il faut agir avec une promptitude et une précision informées, avant tout réussir. L’art n’est atteint que par surcroît, et sans le vouloir, sinon sans le savoir. Cette correspondance trop peu connue est un document précieux pour l’histoire du XVIIIe siècle : les Goncourt en ont tiré parti dans leur livre sur la Duchesse de Châteauroux et ses sœurs. Il s’en faut qu’ils en aient épuisé le contenu ou l’intérêt. Je n’essaierai point de le faire ici ; mais il y a dans ces lettres une vie intense et drue, dont je voudrais pouvoir communiquer la sensation.

Cette sensation est d’autant plus forte que la réalité apparaissait dans les romans de Mme de Tencin plus exsangue et plus décolorée. Dans ces pages écrites pourtant de la même main, elle surgit au contraire tumultueuse et riche, haute en couleur, d’un relief trop accusé, presque brutal ; la langue, souple et diverse comme cette réalité, hardie, parfois même cynique, accueille tous les mots et toutes les images, — qu’ils soient nobles ou plébéiens, — pourvu que le frémissement de la vie y passe. Elle écrira donc : « jeter le chat aux jambes, » « s’en donner les violons, » « une guenon de femme, » « la boutique de Maurepas, » « dégotter Amélot, » « mettre du foin dans ses bottes, » « donner du bâton à nos fichus ministres, » etc. Les idées abstraites ne parviennent point chez elle à s’isoler, mais se logent et s’insinuent en des images courtes et savoureuses. Mme de la Tournelle est trop distante : « On commence à s’apercevoir que la dame est haute comme les monts ; » les ministres sont satisfaits : « Il paraît par leur mine qu’ils sont très bien en selle... Pour Maurepas, il se donne des talons dans le c. toute la journée... Si le maréchal n’y met bon ordre, les ministres nous mangeront le gras des jambes. » Chavigny n’a qu’une probité douteuse : « son honnêteté est faite à la fatigue depuis longtemps, » Amelot est un instrument de Maurepas : « Il ne fait pas une panse d’a que par les ordres qu’il en reçoit. » D’Argenson est un ingrat : « Il se sert de tout pour échafauder, mais il abat l’échafaud dès que le bâtiment est achevé. » On peut se fier à Mme de Montauban : « elle est sûre dans le commerce comme la Bastille, » etc. Rien ne ressemble moins que ces images à des métaphores ou à de la rhétorique, tant l’artifice littéraire en est absent, tant elles paraissent imposées par les choses mêmes et font corps, pour