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la beauté ! » Pauvres ombres décolorées, dont on sait qu’ils ont tous des « grâces infinies » dans le visage et des « charmes incroyables » dans l’esprit, et qui sont moins des individus que des résidus d’espèces. Cette pâleur uniforme du récit a permis à Mme de Beaumont d’écrire la troisième partie des Anecdotes de la Cour d’Edouard II, sans qu’une lecture rapide laisse apercevoir la soudure : c’est le même style déteint et lessivé. Celui de Mme de Tencin a cependant plus de finesse : il suit avec précision les sinuosités de la pensée ; c’est un exact et subtil instrument d’analyse. Tous les critiques furent alors unanimes à l’admirer. L’abbé Prévost en louait la « vivacité, » l’ « élégance, » la « politesse, » la « pureté ; » et Voltaire écrivait à Mlle Quinault : « Je lis actuellement le Siège de Calais ; j’y trouve un style pur et naturel que je cherchais depuis longtemps. » Dans le public, les romans de Mme de Tencin « passaient tout d’une voix pour des livres fort bien écrits. » Nous saisissons là sur le vif les conséquences de la discipline classique, à laquelle Mme de Tencin n’a point échappé : il lui a semblé que pour atteindre au vrai et grand art, il fallait atténuer et souvent supprimer ses sensations personnelles, leur ôter ce qu’elles pouvaient avoir de trop particulier ou de trop vécu, et ne s’intéresser qu’aux sentimens les plus généraux. Si Mme de Sévigné avait écrit des romans, elle n’eût pas osé sans doute y porter la libre verve de ses lettres, et par scrupule d’art, elle eût détruit, elle aussi, le meilleur de son art. Ne cherchons donc pas dans les romans de Mme de Tencin ce qu’elle n’a point voulu y mettre, ce qu’elle n’y a mis que par accident et presque sans le savoir : ses souvenirs, ses idées, sa façon de sentir la vie et de voir les gens. Œuvres volontairement impersonnelles, d’une correction toute littéraire, elles demandent à être jugées en elles-mêmes, pour ce qu’elles peuvent contenir de subtilité psychologique et de vérité humaine. C’est de ce point de vue qu’il les faut examiner. Mais on ne peut en parler comme de la Princesse de Clèves ou de Manon Lescaut. Qui a lu aujourd’hui les Malheurs de l’amour ou même le Comte de Comminges ? et, les ayant lus par hasard, qui se les rappelle malgré leur-++ièveté ? Qui aurait la mémoire assez sûre et assez souple pour se retrouver dans la multiplicité indistincte de leurs personnages et la complication si dense de leurs épisodes ? Sans vouloir ici tenter des analyses impossibles, j’essaierai du moins de réduire à ses données essentielles