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divers accidens avaient poussés au cloître ; » et peut-être même se dissimule-t-il quelque reconnaissance personnelle pour une indulgente amie de couvent dans ce jugement de Pauline *** sur la sœur Eugénie : « Je lui dois le peu que je vaux ; elle m’a éclairée sur la plupart des choses ; elle me les a fait voir telles qu’elles sont ; et, si elle ne m’a pas empêchée de faire de grandes fautes, elle me les a du moins fait sentir. »

Je ne voudrais pas exagérer l’intérêt de ces souvenirs et leur nouveauté. Le couvent était alors une pièce nécessaire dans la machinerie des romans : il préparait pour les jeunes idylles des âmes naïves et intactes, il ensevelissait dans son silence les amantes malheureuses, à qui des parens barbares faisaient des vocations forcées, il abritait ou consolait sur le tard les remords ou les désillusions du cœur.

Mme de Tencin restait donc dans la tradition en utilisant après tant d’autres romancières les commodités du couvent. Mais si l’on se servait du couvent, on ne le faisait point connaître ; c’était une force anonyme qu’on mettait sans peine en mouvement et qu’on ne songeait point à analyser. Mme de Tencin, qui sortait du cloître, y fit rentrer ses lecteurs derrière elle ; elle sentit, et ce fut là une très juste intuition, que la vie religieuse pouvait fournir non pas seulement des épisodes dramatiques, mais des états d’âme encore mal étudiés. Ce sont des raisons d’art qui l’ont ramenée vers son passé ; et dans ce retour en arrière, elle n’a pas cherché un biais facile pour déguiser des souvenirs ou des aveux. Elles existent, je crois, ces demi-confidences, et j’ai essayé moi-même de les mettre en valeur, mais elles sont involontaires, comme le pittoresque très maigre qui les accompagne.

Si pourtant Mme de Tencin avait voulu se mettre en frais d’enluminure, elle aurait su trouver comme personne les mots colorés, au besoin les mots crus, les images réalistes, même brutales, qui font revivre choses et gens ; ou plutôt elle n’aurait eu qu’à les laisser venir sous sa plume. On verra par ses lettres quelle langue énergique, presque effrontée, était naturellement la sienne, avec quelle vigueur elle savait dessiner un personnage, souligner son geste familier, faire saillir son ridicule ou son vice. Quel contraste avec ses héros de romans, qui, toujours rebelles au mot propre, prennent en guise de petite vérole « cette maladie contagieuse si dangereuse pour la vie et si redoutable à