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Mais il y a d’autres souvenirs, plus certains et plus faciles à dégager : ce sont les souvenirs du couvent. Dans tous les romans de Mme de Tencin, le couvent a un rôle. Il est le confident des amours naissantes et des espoirs joyeux, le refuge des amours brisées et des tristesses résignées ; à tous les orages du cœur, il offre un cadre « romantique, » comme on dira bientôt : des deux côtés de la grille, dans les parloirs, sous les ombrages des parcs monastiques, parfois même dans le silence des chapelles, il se joue de plus douloureuses tragédies que dans bien des salons mondains. Toutes les scènes et situations empruntées à la vie claustrale, et qu’exploitera à satiété le roman ultérieur, depuis le roman d’analyse jusqu’au roman-feuilleton, sont déjà indiquées ou esquissées par Mme de Tencin : cérémonie de vêture, religieuse surprise dans sa cellule par son ancien amant, moine creusant sa fosse, moine sur son lit de mort, femme dans un couvent d’hommes, escalade d’un couvent et enlèvement nocturne d’une religieuse, etc., — l’imagination de Mme de Tencin semble se complaire en ces tableaux qui lui sont familiers ; et sa plume, d’ordinaire si sèche, prend comme malgré soi quelque couleur au contact de souvenirs qu’elle sent encore trop vivans. Est-ce réserve prudente ou témoignage sincère ? Cette nonne défroquée n’a pas cherché à sa fuite une excuse rétrospective dans la satire des couvens. Les religieuses qu’elle nous montre ne ressemblent guère à celles de Diderot, ni même à la jolie dominicaine qui attirait au parloir de Montfleury la jeunesse dorée de Grenoble. On ne trouverait parmi elles ni une coquine, ni une victime de la tyrannie monacale. La sœur du cardinal de Tencin n’éprouve du reste aucune indignation « philosophique » contre la discipline et les vœux. Elle parle avec une pitié déférente de ces cloîtres austères, « tombeaux prématurés, » où l’on vit dans un entier oubli du monde, » et où « la mort même des parens de ces bonnes filles ne leur est annoncée qu’en général. » Elle a sans doute des mots plus libres et plus durs sur ces couvens mondains où la richesse impose plus que partout ailleurs, où « des petits riens remplissent la tête de toutes ces filles enfermées, » et où, « pour n’être pas malheureuse, il faut pouvoir faire des sacrifices continuels de la raison et du bon sens. » Mais de tels mots sont rares et brefs. Elle n’a pas caché sa sympathie pour certains religieux dont « la piété n’était point cruelle, » « gens d’esprit qui avaient été longtemps dans le monde et que