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remplis par les visites et les courses d’affaires. Le soir, il allait dans le monde[1].

Tout proscrit qu’il fût par les Jacobins et malgré son horreur de ce qu’il appelait « le joug abominable » de la Convention, Talleyrand ne se résignait point à ne plus être utile à la France. Quelques jours avant le 21 janvier, il saisissait encore l’occasion d’envoyer un avis au ministre Lebrun. Il lui faisait dire, par l’agent Benoît, qu’il ne fallait pas désespérer de la neutralité anglaise ; que Pitt hésitait à se lancer dans la guerre, et que, si un homme sympathique au Cabinet de Saint-James, Dumouriez par exemple, était chargé de reprendre les négociations, un accommodement lui semblait possible[2]. — Tenace jusqu’au bout, Talleyrand défendait sa politique et, du même coup, avec son habituelle prévoyance, il se préparait le moyen de dire, plus tard, que, s’il y avait eu brouille entre la République et lui, ce n’était point par sa faute.

Le 21 janvier fit écrouler la dernière chance de paix. Lorsque, le soir du 23, la nouvelle se répandit à Londres que la tête du roi de France était tombée sur l’échafaud, il y eut dans toute la ville une explosion d’horreur. Depuis la Saint-Barthélémy, rapporte un historien anglais[3], aucun événement n’avait produit un tel effet de stupeur et d’indignation. La foule se pressait aux carrefours pour lire les affiches où étaient racontés les derniers momens de Louis XVI. Les théâtres furent fermés. La Cour, le Parlement, — sauf un politicien whig, — et le peuple entier, spontanément, prirent le deuil. « Tout homme, écrivait Maret à Lebrun, qui avait ou qui a pu se procurer un habit noir, s’en est revêtu[4]. » Le 24, le roi George sortit en carrosse ; un immense cri l’accueillit : Guerre aux Français ! — Talleyrand porta le deuil de Louis XVI et, pour un temps, se désintéressa de la diplomatie de la Convention.

Au mois de février, on le trouve dans le comté de Surrey, à Mickleham. Là, les émigrés constitutionnels, attirés par un propriétaire riche et accueillant, M. Locke, qui leur offrait l’hospitalité de son beau domaine, Juniper Hall, avaient formé toute une

  1. Mémoires de Talleyrand, t. I, p. 227. Lettres de Talleyrand à Mme de Staël publiées dans la Revue d’Histoire diplomatique de 1890.
  2. Mémoires de Dumouriez (éd : in-8, 1823), t. III, p. 384.
  3. Lecky, History of England in the XVlIIth century, t. VI, p. 122.
  4. 31 janvier 1793. Affaires étrangères, Angleterre, 586, pièce 128.