Constituant qui avait voulu modeler la monarchie de Louis XIV sur la monarchie de Guillaume d’Orange, n’était pas davantage amnistié par le pays qui avait fait la révolution de 1688. Objet universel d’effroi et d’horreur, la Révolution française couvrait d’une impopularité, mêlée de mépris, les hommes qui l’avaient servie, même pour la modérer. Leurs illusions, imprudentes peut-être, mais généreuses, leur étaient tournées à crimes : ils avaient comme allaité le monstre qui, menaçant les trônes, s’apprêtait à tout dévorer.
Le gouvernement britannique avait lui-même donné le signal de l’universelle défaveur où le diplomate le plus empressé et le plus habile à plaire allait se trouver perdu. Lorsque, à sa première mission près du Cabinet de Saint-James, Talleyrand avait été présenté au roi George, il n’avait reçu qu’un accueil glacial. La Reine avait fait plus : elle lui avait tourné le dos. Même les politiques, mieux exercés à feindre, avaient mis leur art à ne rien farder. Aux yeux de William Pitt et de lord Grenville, l’ancien grand vicaire de Reims, l’ancien évêque d’Autun n’était plus que le coadjuteur louche de Biron et de Chauvelin ; il avait manqué à l’hospitalité anglaise en s’efforçant d’organiser ou de développer sur le sol britannique de prétendues associations de liberté qui, en correspondance avec les clubs de Paris, n’étaient pour la plupart que des associations de désordre. M. de Talleyrand, répétait Grenville, est « un homme profond et dangereux. » Les gens du monde avaient réglé leur attitude sur celle de la Cour et des ministres. Pour eux, Talleyrand était un « agent de faction ; » ils s’écartaient de lui[1].
Les émigrés, du moins ceux qui étaient intransigeans, attisaient cette malveillance hostile des Anglais. Quoique Talleyrand fût devenu l’un d’entre eux, ils le critiquaient et le dénigraient. Sévères pour l’évêque qui avait mal tourné, aigres pour le grand seigneur qui avait abandonné son ordre, ils étaient impitoyables pour le constitutionnel, tout modéré étant, à leur avis, cent fois pire qu’un jacobin.
A l’autre extrémité des partis, Talleyrand ne rencontrait pas de dispositions meilleures. Pour les fanatiques du jacobinisme, non moins que pour les violens de l’émigration, le modéré était
- ↑ Journal and Correspondence of lord Auckland, t. II, p. 410 ; Journal de Gouverneur-Morris, p. 3G9 ; Souvenirs de Dumont de Genève, p. 364-65 et 432 ; Palluin, la Mission de Talleyrand à Londres, p. 55.