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émigré ; où même le passeport le mieux en règle ne mettait pas à l’abri des soupçons et des représailles. Mais, à l’automne de 1792, Danton, pas plus que Lebrun, n’en fit son agent en Angleterre : l’un et l’autre auraient eu trop peur de se compromettre. Si, d’ailleurs, on rencontre beaucoup de textes contemporains où Talleyrand propose ses bons offices, on n’en trouve pas un seul où il apparaisse à l’œuvre, — à moins qu’on n’ajoute foi à sa fameuse correspondance avec Mme de Flahaut et le ministre des Affaires étrangères publiée en 1793 ; mais qui l’oserait ? Il n’est même pas certain qu’on lui ait confié, à défaut d’une négociation politique, quelque vague mission comme il y en eut plusieurs à l’époque, comme Stanislas de Girardin en obtint une par l’entremise de son ami Maret. Ces missions, que personne ne prenait au sérieux, permettaient à ceux qui les recevaient de passer la frontière sans encombre. Peut-être Talleyrand fut-il chargé d’aller ainsi consulter les économistes anglais sur les moyens d’établir l’unité des poids et mesures ? On ne saurait cependant l’affirmer, et le mieux est de s’en rapporter aux explications que, parvenu à la vieillesse, alors que ce n’était plus une tare d’avoir émigré, il a fournies de sa conduite : « Mon véritable but était de sortir de France, où il me paraissait inutile et même dangereux de rester, mais d’où je ne voulais sortir qu’avec un passeport régulier, de manière à ne pas m’en fermer les portes pour toujours[1]. » — Ne pas se fermer pour toujours les portes de France : voilà ce qui fait tout comprendre. Talleyrand, homme prudent, non moins soucieux du lendemain que de l’heure présente, ne voulait pas se brouiller irrémédiablement avec un gouvernement, même redouté et méprisé. Il lui demandait, coûte que coûte, une mission, afin de tenir la porte ouverte. Et lorsque, à la fin de novembre 1792, ayant échoué dans son dessein, il adressera en double à Danton et à Lebrun un Mémoire sur les rapports actuels de la France avec les autres États de l’Europe, son inspiration n’aura pas changé : entr’ouvrir la porte par où, à la première éclaircie, il se glissera dans Paris.

Talleyrand fut donc tout bonnement un émigré comme un autre. Il s’était retiré dans un des plus jolis quartiers de Londres, à Kensington square, tout près d’Hyde-Park. Pendant les premiers jours, il ne se montra guère. Incertain de l’accueil que

  1. Mémoires de Talleyrand, t. I, p. 225.