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j’ai pu recueillir jusqu’à ce jour, me laisse espérer que l’Angleterre restera neutre, quoiqu’on ait beaucoup dit ici et à Paris, et surtout beaucoup désiré le contraire. Je ne dois pourtant pas vous laisser ignorer que, si la Révolution de France a toujours de zélés partisans en Angleterre, les crimes des premiers jours de ce mois, et surtout l’assassinat de M. de La Rochefoucauld[1], qui jouissait ici de la plus haute réputation de vertu et de patriotisme, nous en ont fait perdre plusieurs que je regrette extrêmement.


Puis l’ancien Mentor de Chauvelin signalait l’exode de plus en plus nombreux des prêtres français en Angleterre ; il dénonçait les conciliabules que tenaient les colons de Saint-Domingue réfugiés à Londres, et, pour finir, faisait discrètement part que son homme de confiance, — son ex-grand vicaire à l’évêché d’Autun, — Des Renaudes, allait se rendre à Paris : peut-être le ministre voudrait-il causer avec lui[2] ? — De même que lord Grenville, bien que pour d’autres motifs, le ministre Lebrun ne prit pas la peine de répondre. L’empressement de Talleyrand n’avait point trouvé d’écho ; son zèle resta sans emploi.

Plus tard cependant, lorsqu’il s’agira de faire effacer son nom de la liste des émigrés, Talleyrand prétendra qu’il n’a passé la Manche que sur l’ordre du Conseil exécutif provisoire : « J’étais chargé, dira-t-il, d’essayer de prévenir la rupture entre la France et l’Angleterre[3]. » Ses avocats à la tribune de la Convention, Tallien, Joseph Chénier, plus encore Boissy d’Anglas, laisseront entendre ou affirmeront qu’il est parti « avec une mission du gouvernement. » En l’an VII, revenant à la charge, lui-même essaiera encore d’expliquer, par une phrase ambiguë, son voyage à Londres : « J’étais sorti de France parce que j’y étais autorisé, que j’avais reçu même, de la confiance du gouvernement, des ordres positifs pour ce départ[4]. » — Comment se débrouiller parmi ces contradictions ? Qui croire : le Talleyrand de 1792, qui se plaint de ne pas avoir de mission, ou le Talleyrand de 1795, qui se vante d’en avoir rempli une ? Sans hésiter, le premier. La version du second est toute de circonstance. Talleyrand et ses amis inventèrent la mission et en jouèrent dans un temps où il n’était ni bon, ni sûr d’être considéré comme un

  1. Il s’agit du duc de La Rochefoucauld d’Enville, ancien président du département de Paris, qui avait été massacré à Gisors le 14 septembre.
  2. 23 septembre 1792. Affaires étrangères, Angleterre, 582, pièce 103.
  3. Pétition à la Convention nationale du 28 prairial an III.
  4. Éclaircissemens donnés par le citoyen Talleyrand à ses concitoyens.