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soins paternels et vigilans de la France et de l’Angleterre la paix et la liberté des deux mondes[1]... » Avec le temps, Talleyrand était resté fidèle à la cause de l’alliance anglaise. En février 1792, lors de sa première mission à Londres, il avait eu l’ambition de la conclure. Il faisait valoir alternativement au ministre Lessart et à lord Grenville[2] que « deux nations voisines, dont l’une fonde sa prospérité principale sur le commerce et l’autre sur l’agriculture, sont appelées, par la nature éternelle des choses, à bien s’entendre, à s’enrichir l’une par l’autre, etc. » Et il rappelait : « Dans tous les temps, j’ai soutenu que l’Angleterre était notre alliée naturelle. »

Talleyrand et Danton se connaissaient. Elus presque au même moment administrateurs du département de Paris[3], ils s’y étaient souvent rencontrés. A présent, l’un cherchait un maître de politique étrangère, l’autre un protecteur ; ils se rapprochèrent, et Danton fut convaincu sans peine que l’intérêt du gouvernement nouveau exigeait que la France eût avec l’Europe la paix, non la guerre[4]. Pour commencer, il importait de maintenir à tout prix la neutralité britannique. Danton chargea Talleyrand de préparer la circulaire destinée à notifier, à expliquer et, s’il y avait moyen, à faire accepter aux cours d’Europe, spécialement au Cabinet de Saint-James, la déchéance de la monarchie et l’établissement du gouvernement provisoire. Talleyrand se prêta à cette besogne. Comme il lui arrivera en une autre circonstance, — à la mort du duc d’Enghien, dans laquelle il ne devait pas tremper plus que dans le 10 août, — il eut la faiblesse de consentir à être, devant l’Europe, l’avocat du crime : l’avocat, mais non pas l’artisan ; la différence est grande. Ainsi que le remarquait très équitablement le duc Albert de Broglie à propos du drame de Vincennes : « Autre chose est de commettre un crime, autre chose de défendre un criminel, et jamais, dans la pire même

  1. Cité par Pallain, Correspondance du prince de Talleyrand et du roi Louis XVIII pendant le Congrès de Vienne, p. XIII-XV.
  2. Talleyrand à Lessart, 3 et 17 février 1792. Pallain, la Mission de Talleyrand à Londres en 1792, p. 59 et 100.
  3. Talleyrand le 18 janvier 1791, Danton le 31.
  4. Grisé par les premiers succès des armées républicaines, Danton put un moment devenir un partisan de la guerre, un des champions des frontières naturelles. Mais bientôt il sentira de nouveau la justesse des vues de Talleyrand, et son fameux discours du 13 avril 1793, qui porta un coup décisif au système de la guerre de propagande, est tout plein des idées de son maître en diplomatie de l’hiver 1792.