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demandé que les gouvernans gouvernent, toujours affirmé mon mépris pour l’idée de liberté, on accuse mon enseignement de ne pas convenir à notre époque. Mais c’est une chose, d’être les capitaines ou les gouverneurs du travail, et une autre chose, d’en accaparer tous les profits. Un général n’a pas le droit de prendre pour lui tout le trésor ou tout le territoire dont son armée fait la conquête (puisque, hélas ! c’est toujours pour de l’or ou de la terre que l’on se bat), ni le roi d’une nation d’accaparer tout le fruit du travail national. C’est le contraire que font les rois véritables : pour eux-mêmes la plus petite part possible de ce que produit le labeur de la nation. Il n’y a pas de plus infaillible critère d’une vraie royauté. L’homme couronné vit-il simplement, bravement, sans ostentation ? sans doute il est manifestement roi. Couvre-t-il son corps de joyaux, sa table de viandes rares ? sans doute il n’est pas vraiment roi. Peut-être Salomon a-t-il pavé son palais d’or ; mais alors son peuple partageait sa splendeur : il avait pavé d’or toute sa Jérusalem... Aussi bien peut-on dire que ces splendides royautés-là finissent dans la ruine ; seules subsistent les vraies royautés, royautés de loyaux travailleurs gouvernant des travailleurs loyaux, ceux-ci comme ceux-là, par leurs vies de peine et d’effort, fondant les dynasties véritables. Et si, de ce que vous êtes roi d’un peuple, il ne suit pas que vous ayez le droit d’accaparer le bien de ce peuple, de ce que vous êtes roi d’une parcelle de ce peuple, ou seigneur de ses moyens de subsistance,— champ, mine, ou moulin, — il ne suit pas non plus que vous ayez le droit de capter à votre profit toutes ces sources-là de la vie nationale[1].


Vous dites : Nous sommes la fleur de la nation, l’aboutissant de sa culture et de tout son effort ; nous servons d’exemples et de modèles ; en nous s’incarne un idéal de civilisation : que vient-on nous demander d’autre ? Oui, vous jugez que cela suffit, qu’être en toute perfection d’esprit et de corps, c’est toute votre fonction.


Aux autres les durs et vils travaux et leur salaire ; à vous le non-travail et son salaire. Mais de curieuses questions religieuses et morales se posent à ce sujet. Jusqu’à quel point est-il permis de sucer leur âme à un très grand nombre de créatures humaines, pour fabriquer avec les quantités psychiques ainsi extraites une seule âme très belle ou idéale ? S’il s’agissait de sang, et non point de substance immatérielle, s’il était possible de tirer des bras d’un certain nombre d’hommes du peuple un certain volume de sang pour l’infuser aux veines d’un gentleman anglais et lui faire ainsi un sang plus précieusement aristocratique et plus bleu, sans doute on se serait arrangé déjà pour le faire, — clandestinement, j’imagine. Mais comme c’est de l’énergie cérébrale, de l’âme, que nous soutirons, et non pas du sang visible, on y procède sans se cacher. Nous occupons à défricher et remuer la terre un certain nombre de rustauds, généralement maintenus

  1. Crown of Wild Olive, § 80.