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sa proscription, une apathie et une indifférence absolues, et qui ne sauraient être mises, simplement, au compte de son âge. » Dans ses lettres comme dans tous ses écrits postérieurs, pas un mot ne donne à entendre qu’il se soit préoccupé de connaître la terre ni la race qu’il avait l’occasion d’observer, ni, non plus, qu’il ait songé à remercier les Anglais de l’honneur qu’ils lui ont fait en le recevant parmi eux : ingratitude d’autant plus révoltante, selon M. Collins, que la littérature et la pensée anglaises avaient grandement contribué aussi bien à former l’esprit de Rousseau qu’à lui inspirer les ouvrages qui lui valaient sa réputation.

Mais, à supposer que le professeur de Manchester ait raison sur ce point, comment peut-il avoir assez complètement perdu de vue les faits qu’il vient, lui-même, de nous rapporter pour reprocher à Rousseau une indifférence trop naturelle, à coup sûr, chez un malade, un pauvre homme aussi profondément usé et accablé que l’était celui-là ? Sans compter que, si l’on en juge par son propre récit, cette indifférence et cette ingratitude sont loin d’avoir été « absolues » autant qu’il l’affirme : car il nous apprend, par exemple, que Rousseau, jusqu’à sa mort, a gardé dans sa chambre un portrait du roi George III, qui avait daigné lui faire remettre un petit secours ; et lorsque les villageois de Wooton nous décrivent leur hôte s’amusant à examiner des plantes, sur les bords des chemins, mais surtout lorsqu’ils nous le font voir occupé à soulager la détresse des indigens, il nous semble que c’est là, pour un étranger de l’âge et de la condition de Rousseau, une manière très suffisante de « s’intéresser » aux personnes et aux choses du pays qu’il habite. En tout cas, nous ne pensons pas que, — quelque ressemblance qu’il ait pu offrir avec « l’acolaste d’Aristote, » — Jean-Jacques ait jamais profité de l’accueil de M. Davenport pour révéler à la police des secrets arrachés, par lui, à ce bienfaiteur, comme nous savons désormais, grâce aux précieuses recherches de M. Collins, le parti qu’a tiré Voltaire des confidences de ses protecteurs Pope et Bolingbroke : et cela seul aurait déjà de quoi nous faire préférer l’attitude du malheureux « citoyen de Genève, » durant sa résidence en Angleterre, à celle du brillant philosophe parisien qui, jadis, venu à Londres pour se consoler d’une bastonnade, avait dû en repartir précipitamment, les poches garnies d’écus, pour éviter une nouvelle série de coups de bâton.


T. DE WYZEWA.