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avoir été innocent, nous pouvons être certains, quoi que nous affirme ingénument M. Collins de sa magnanimité, qu’il ne poussera point l’abnégation « chrétienne » jusqu’à se dévouer, de nouveau, pour un personnage au sujet duquel il écrira encore, — dans une autre lettre, — qu’il a découvert en lui « un composé de caprice, d’affectation, de méchanceté, de vanité, et d’inquiétude, peut-être avec un tout petit élément de folie. » Parmi toutes les haines, trop réelles, que s’est attirées, tout au long de sa vie, le malheureux Rousseau, aucune, en vérité, n’a dû être plus ardente, ni plus tenace, ni plus effective, que celle du gros homme au visage de bœuf entre les mains duquel, bien imprudemment, il a remis son sort dans les premiers jours de l’année 1766.


Le public anglais, comme je l’ai dit déjà, n’avait pas attendu l’arrivée de Jean-Jacques pour s’intéresser à lui et pour l’admirer. Sa Nouvelle Héloïse avait été accueillie, à Londres, avec le même enthousiasme qu’à Paris ; et innombrables avaient été, dans les journaux, les comparaisons entre ce roman et celui de Richardson, qui, de son propre aveu, lui avait servi de modèle. Sa Lettre sur les Spectacles lui avait attiré la sympathie du monde « puritain ; » tandis que la nouvelle de ses persécutions, en France et en Suisse, avait profondément ému jusqu’aux classes les plus illettrées de la société. Son génie et ses malheurs, l’entourant, aux yeux de tous, d’un double prestige, n’avaient point tardé à lui faire pardonner le passage imprudent de son Emile où, naguère, il avait écrit : « Je sais que les Anglais vantent beaucoup leur humanité et le bon naturel de leur nation ; mais ils ont beau crier cela tant qu’ils peuvent, personne ne le répète après eux. »

Aussi sa visite à Londres fut-elle un événement bien plus considérable que l’avait été, autrefois, celle de Voltaire. Le prince héritier et le duc d’York, tout de suite, demandèrent à Hume de le leur présenter ; et il n’y eut pas une grande dame qui, comme précédemment celles de Paris, ne s’ingéniât à obtenir la permission d’être admise auprès du « philosophe. » Le Roi lui-même et la Reine exprimèrent si vivement le désir de le voir que l’acteur Garrick, d’accord avec Hume, après avoir donné un souper en son honneur, organisa, dans son théâtre, une représentation de gala, où il réserva pour lui une loge vis-à-vis de celle que devait occuper la famille royale, et où, par un singulier hommage à la victime de Voltaire, il lui promit de lui faire entendre une traduction de Zaïre, Le récit que nous offre M. Collins des incidens