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Non pas, certes, que Rousseau ait eu raison de prêter, à ce soi-disant admirateur et ami, l’intention ténébreuse d’achever de le déshonorer, ou peut-être de le forcer à mourir de chagrin, dès le premier jour où il lui a proposé de venir en Angleterre ! Mais, de tous les faits rapportés par M. Collins, la conclusion se dégage que David Hume a surtout voulu exploiter à son profit l’honneur qu’allait lui valoir la protection accordée, par lui, à l’un des plus fameux entre les « philosophes, » et au plus populaire de tous auprès du public anglais. « Il est impossible d’exprimer ou d’imaginer l’enthousiasme universel à l’égard de Rousseau, — écrivait-il, de Paris, à la veille du départ pour Londres. — Et comme je passe pour l’avoir sous ma garde, tout le monde, mais surtout les grandes dames, ne cessent point de m’importuner pour que je les mette en rapports avec lui : Voltaire et tous les autres sont, désormais, entièrement éclipsés par lui. » Sans cesse, depuis le moment de l’arrivée des deux voyageurs en Angleterre, Hume nous apparaît occupé à organiser une bruyante « réclame » autour du malheureux qu’il a entrepris d’exhiber ; et comme son « phénomène » ne se prête pas toujours volontiers à l’exhibition, très vite les paroles et les lettres du » montreur » commencent à trahir un désappointement déjà mêlé de colère.

Encore n’est-ce point tout : une autre déception échoit au protecteur de Rousseau, qui, bientôt, le poussera à appeler son protégé, dans une lettre, « le plus noir et le plus atroce vilain qui existe au monde, » — tandis que, le même jour, il enverra à Rousseau l’assurance de sa « tendre » affection pour lui. Lord Charlemont nous raconte que, peu de temps après la venue à Londres de Jean-Jacques et de Hume, ayant rencontré ce dernier dans une allée du Parc, il l’a félicité de pouvoir vivre avec un écrivain qui partageait ses idées et ses sentimens. « Eh ! mon cher ami, combien vous vous trompez ! s’est écrié l’historien écossais. Ce Rousseau n’est pas du tout ce que vous croyez : c’est un homme qui respecte la Bible, et qui, au fond, est presque un chrétien, ou ne vaut guère mieux ! » L’auteur de l’Emile venait de causer à Hume le même déboire qui, naguère, à Paris, plus que toutes les considérations de jalousie littéraire ou de rivalité mondaine, avait excité contre lui la rancune des Grimm et des Diderot : sous ce prétendu « philosophe » s’était, brusquement, découvert un « chrétien ! » De telle sorte que, dès le début de son entreprise, le compagnon de Jean-Jacques a eu l’impression d’être « volé ; » et lorsque plus tard, pour comble d’ennui, Rousseau l’accusera publiquement d’un acte de traîtrise dont, par aventure, il se trouvera