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du crime de Boris, aujourd’hui de ses remords, qui donc oublierait jamais tout ce qu’il y a dans un récit, ou plutôt dans un rapport de l’équivoque personnage à son maître, d’hypocrisie et de bassesse, parfois même d’émotion sincère et d’horreur ! Un simple messager murmure quelques mots à l’oreille du tsar ; aussitôt, en moins de trois mesures, le désordre et la volubilité de son débit, l’incohérence et comme le détraquement de l’orchestre qui l’accompagne, tout cela, ou plutôt rien que cela confère au banal porteur de mauvaises nouvelles une tragique, une sinistre beauté. Parlerons-nous enfin de l’‘innocent ? Celui-là ne fait que passer. Je me trompe : il demeure, et quand il demeure, seul, après que le sauvage cortège a disparu, la route au bord de laquelle il est assis pleurant, devient en réalité, comme on l’écrivait récemment avec éloquence, la route même de l’histoire[1].

Mais la foule surtout, voilà l’élément, voilà la force, que le musicien de Boris a portée à un paroxysme jusqu’alors inconnu. Il y arrive, très naturellement, par des moyens primitifs et dédaignés aujourd’hui. Plutôt que de la partager, cette foule, à la façon des maîtres de la polyphonie, il la rassemble et la masse, il la déchaîne et la précipite, toujours mobile et changeante, mais toujours compacte, et tout entière toujours. « C’est le sanglot de tout Moscou, » dit Pouchkine, au premier acte de son Boris à lui, dont est tiré le Boris de Moussorgsky. Sanglot de douleur ou de colère, de joie, d’enthousiasme et d’amour, il n’en est pas un dont le musicien ne nous communique la secousse et l’ébranlement ; pas un transport, pas une crise de l’âme populaire, qu’il ne provoque et ne déchaîne. En vérité, cet homme fut digne d’être compté parmi les grands conducteurs d’hommes, parmi ceux dont parle l’Écriture, « qui travaillent sur les nations. »

Travailleur national et populaire, comme Q les a aimés tous deux, son peuple et son pays ! Nous parlions plus haut du réalisme de Moussorgsky. Mais, ne l’oublions pas, le réalisme russe, musical ou littéraire, loin d’être grossier et vil, de se fonder sur le mépris et la haine, est toujours à base de sympathie et d’amour. De quelle noble et pure atmosphère s’enveloppe le drame sombre, où ni le crime, ni la misère, ne dépouillent de je ne sais quel idéal supérieur ni les plus grands ni les plus petits ! Musique plus que toute autre terrible, plus tendre également que toute autre, cette musique, infinie en violence, ne l’est pas moins en miséricorde. Elle a pitié des malheureux, elle a

  1. Mme Marie Olénine d’Aleim : Le legs de Moussorgsky, 1 vol. Paris, E. Rey, 1908.