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aussi vaine, et vide, en même temps que pompeuse parodie, et changer en cette misère, en ce néant, cet infini de passion, de poésie et d’humanité. Pour y réussir, — et cela n’est pas moins singulier, — il fallut un vieil ecclésiastique, sexagénaire, et déjà l’auteur d’une Imitation de Jésus-Christ, mise en cantiques sur des airs d’opéras et de vaudevilles. L’abbé Pellegrin avait décidément le génie des « adaptations. » Aussi bien, il n’avait accepté de fournir un livret à Rameau que sur une caution de cinquante pistoles. Il est vrai qu’après avoir entendu la partition, il déchira le billet. Il eut raison deux fois : pour la musique, ce n’était pas assez, et c’était trop pour les paroles.

Hippolyte et Aricie est bien un de ces opéras où, comme disait, entre autres choses, le « neveu de Rameau » parlant du répertoire de son oncle, « il y a des vols, des triomphes, des lances, des gloires, des murmures, des victoires à perte d’haleine. » Tout cela forme, au lieu d’une tragédie, un spectacle allégorico-mythologique, héroïco-pastoral, à la fois magnifique et fade, somptueux et froid. Les personnages humains, ou qui devraient l’être, y cèdent la place et la parole aux dieux et aux déesses, aux nymphes et aux bergers. Un prologue allégorique est ici de style, et je dirais de rigueur, si l’on osait employer un terme aussi rude à propos de tendres scènes et de langoureux et languissans tableaux. Chacun d’eux est régulièrement troublé par l’orage classique, invariable signal de l’apparition et de l’allocution de quelque déité favorable ou terrible.

A propos de tout, et de rien, les intermèdes et les divertissemens, les ballets et les « entrées » suspendent l’action et, la plupart du temps, y suppléent. L’épisode musicalement le plus beau de l’ouvrage, le seul dont la beauté dure et se soutienne, l’Enfer, n’est tout de même qu’un épisode à côté du sujet. Et ce sujet, qui ne consistait que dans l’amour de Phèdre pour Hippolyte, se dérobe et s’évanouit. Plus de caractères, plus d’âmes. Presque autant que du titre, Phèdre est absente de l’œuvre. La figure d’OEnone perd ici toute sa funeste beauté. Aricie, Hippolyte, y prennent les pâles couleurs. Thésée enfin, qui ne manque, aux Enfers, ni de grandeur, ni de noblesse, opère bientôt après dans le monde des vivans une rentrée qui n’est pas loin d’être ridicule. Et puis, et surtout, d’un bout à l’autre de la pièce, les jeux, les ris et les amours remplacent l’amour, l’amour racinien, qui ne joue et ne rit guère. Qu’aurait dit Boileau, déjà peu tendre aux faiseurs d’opéras de son temps, s’il avait vu contrefaire de la sorte le chef-d’œuvre de son ami !

La musique, au moins celle d’alors, était incapable de le refaire.