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Ce ne sont pas seulement des articles de littérature contemporaine qu’on y trouve, mais encore des études sur Homère, sur Shakspeare, sur Milton, sur Wordsworth. Ce ne sont pas non plus uniquement des articles littéraires. Scherer se souvient souvent qu’il a été philosophe, exégète et théologien ; il aborde des sujets ou discute des ouvrages devant lesquels un pur littérateur aurait reculé. Le cadre est trop petit pour le tableau, mais le tableau n’en est que plus intéressant à contempler. Je n’en connais qu’un qui puisse lui être comparé : ce sont les Causeries du Lundi. Gréard nous donne souvent l’exemple de cette comparaison qu’il semble au surplus que Sainte-Beuve lui-même ait encouragée, lorsque, dès le mois d’octobre 1860, c’est-à-dire alors que Scherer était encore Genevois de résidence et n’avait fait paraître que ses Mélanges d’histoire religieuse, il le signalait « comme un nom qu’il faut se mettre à apprendre, » donnant à l’occasion de ce volume « le premier coup de cloche. »

Assurément Scherer n’a pas la variété d’esprit et de goût, la souplesse, le charme, le piquant, la bonne grâce intellectuelle de Sainte-Beuve. Il aurait été incapable d’écrire les Portraits de femmes ou même les chapitres de Port-Royal où Sainte-Beuve parle de la Mère Angélique ou de la Mère Agnès. Il semble que, pour Scherer, la femme n’existe pas. Les seules dont il ait parlé sont, je le crois bien. Mme Swetchine et Mme de Gasparin, et encore pour leur dire des choses désobligeantes. Mais il n’est pas inférieur à Sainte-Beuve par l’acuité de l’esprit, et peut-être l’emporte-t-il par.la vigueur. La forme chez lui peut manquer d’éclat. On a dit que son style était gris ; cela n’est exact qu’à moitié : s’il n’était pas coloriste, il était graveur, et son burin donne à sa pensée un singulier relief. Mais par où il est décidément supérieur à Sainte-Beuve, c’est par la variété des sujets qu’il traite. Sa connaissance approfondie des langues anglaise et allemande lui permettait d’écrire avec une égale compétence sur Gœthe ou sur Carlyle, et ses études théologiques et philosophiques d’autrefois le conduisaient à traiter à fond des sujets que Sainte-Beuve ne faisait qu’effleurer. Nul autre que Scherer n’aurait pu écrire l’article intitulé : l’illusion métaphysique, ni surtout celui intitulé : la Crise de la Morale, où, tenant pour ruinée l’ancienne morale, « la bonne, la vraie, l’impérative, dit-il, qui a besoin de l’absolu, aspire à la transcendance