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encore dans un morceau sur l’Ambition, pour se consoler de voir passer en d’autres mains que les siennes les biens qui sont le but de l’ambition humaine et qui la contentent. Si grands que soient ces biens, ils sont de la terre, c’est-à-dire très imparfaits, et aussi facilement diminués et flétris que les autres. Il suffit d’un effort de la raison pour donner à nos troubles leur vraie mesure, ce qui équivaut à s’en consoler, » La consolation ne lui semblait pas toujours aussi facile, et on ne peut, quand on songe à sa fin, relire sans émotion cette réflexion par laquelle il résumait un brillant tableau de la vie de Paris : « Ce grand festin intellectuel a ses nombreuses victimes, qui disparaissent de temps à autre, souvent sans bruit, quelquefois comme ces fusées de feu d’artifice qui font dans le ciel une grande courbe lumineuse, pour aller tomber éteintes dans la rivière. Cette fête n’a pas de fin, mais elle use bien des acteurs. La mort prématurée, le suicide, la folie, sont à la porte du salon qui réclament leur part, et qui la prennent, non pas, certes, dans les derniers rangs des convives. » C’est bien une courbe lumineuse que le pauvre Prevost-Paradol avait décrite dans le ciel de Paris. Gréard nous le fait suivre dans cette courbe jusqu’au jour où la fusée s’abîme et s’éteint dans la nuit. Ce petit volume est un chef-d’œuvre de biographie psychologique consacré par un ami à la mémoire d’un ami. Ceux qui ont connu Prevost-Paradol l’y retrouvent tout entier ; ceux qui ne l’ont pas connu apprennent à le connaître et à l’aimer.


VI

Sceptique, Scherer l’était autant qu’on peut l’être, car il poussait le scepticisme jusqu’à douter parfois de ses propres doutes. Il l’était avec orgueil, car il donnait de son scepticisme cette explication : « qu’il était plus exigeant que ses contradicteurs en fait de preuves. » Il l’était avec colère, au point de s’emporter parfois, la plume à la main, contre ce qu’il appelait « les partis pris moutonniers et l’horrible certitude ; » mais il ne l’était pas, comme certains, avec complaisance et délices, car il n’était arrivé à ce scepticisme hautain et raisonné qu’après un long et douloureux voyage de l’esprit à travers les doctrines les plus opposées. Il avait connu l’accablement d’un Jouffroy contemplant, au terme d’une froide nuit de décembre, les ruines