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très pénible, et qu’il en sera de même toute ma vie. Je n’aurais même pas pu m’y résoudre plus longtemps, s’il ne m’avait promis à Fontainebleau[1] d’arranger les choses et de mettre fin à l’état actuel, à la seule condition que nous soyons bien ensemble. Aussi ai-je fait de mon mieux pendant ce voyage. Votre Dilection voit que, malheureusement, cela n’a pas réussi. Si le Dieu tout-puissant me faisait la grâce de me réunir à papa, ce serait le plus grand bonheur qui pût m’arriver, car je n’ai plus devant moi qu’une existence misérable. Votre Dilection le sent bien… »

Le temps ne fit qu’aigrir sa douleur : « (Saint-Germain, 11 décembre 1680.) Je dois avouer à Votre Dilection que vous avez très bien deviné quand vous dites que ce qui me fait tant de peine, c’est la crainte que papa ne soit mort de chagrin, le cœur brisé, et la pensée que si le grand homme et ses ministres ne l’avaient pas tant tourmenté, nous l’aurions gardé plus longtemps. Je suis toute mélancolique quand j’y pense ;… j’ai cependant à présent une consolation : c’est l’assurance que vous me donnez que Sa Grâce l’Electeur n’a pas été fâchée contre moi dans les derniers temps de sa vie. Ce qui m’étonne, c’est qu’il ne vous ait pas envoyé le dialogue[2] que j’ai eu avec le grand homme, car je sais positivement qu’il l’a reçu quinze jours avant sa maladie. Comme il ne m’a pas répondu, qu’il s’est contenté de faire écrire… qu’il l’avait reçu, j’ai eu peur qu’il ne fût pas content de moi ; mais, puisqu’il n’en a pas parlé à Votre Dilection, j’espère que je m’étais trompée. À la manière dont on traite maintenant mon frère[3], il semble bien qu’on n’avait pas l’intention de changer de façon de faire. »

Nous savions de longue date que Liselotte sentait vivement ; mais l’amertume qui perce dans ces lettres est chose nouvelle sous sa plume. Avant la mort de son père, jamais on ne s’était aperçu qu’elle en voulût au Roi de vexations qu’elle connaissait à merveille, puisque Charles-Louis ne cessait de lui en écrire. Ni plaintes, ni reproches n’avaient eu le pouvoir de lui gâter son « idole. » Elle n’en avait pas moins mis tout son bonheur à être avec le Roi, cachant si peu son jeu, en honnête femme qui n’a rien à cacher, que la cour de France souriait de plus en

  1. En 1680, la Cour arriva à Fontainebleau le 13 mai et y resta jusqu’au mois de juillet.
  2. Le dialogue a sans doute été perdu ou détruit, comme toute la correspondance de Madame avec son père, car on n’en trouve de trace nulle part.
  3. Le prince Charles, qui avait succédé à son père.