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de la guerre de Crimée, il rencontrait à Constantinople les limites de la bonne volonté de l’Angleterre. Le Cabinet britannique était représenté auprès de la Sublime-Porte par un homme d’une singulière énergie, lord Stratford de Redcliffe, habitué à parler en maître dans les conseils du Sultan. Lorsqu’un des plus distingués des diplomates du second Empire, Edouard Thouvenel, fut envoyé à Constantinople, il y arrivait avec le prestige de nos victoires et avec l’espérance que le gouvernement turc reconnaîtrait le service que nous venions de lui rendre. Si, avant la guerre de Crimée, les représentans de la France et de l’Angleterre en Turquie avaient pu suivre une politique différente, leur accord semblait désormais la conséquence nécessaire de la politique commune que leurs deux gouvernemens avaient suivie sur les bords de la Mer-Noire. Quoique Thouvenel, qui avait été pendant plusieurs années chargé d’affaires en Grèce, connût déjà l’Orient et les habitudes d’esprit de lord Stratford, il comptait entretenir avec lui des rapports cordiaux. Quelle ne fut pas sa surprise en s’apercevant que les faux-fuyans, les réponses dilatoires et les équivoques perpétuelles des ministres turcs étaient encouragés officieusement par l’ambassadeur d’Angleterre ! Chaque fois qu’il demandait quelque chose à la Sublime-Porte, il sentait, derrière ses résistances, derrière ses lenteurs calculées, la main de lord Stratford. En face d’une hostilité si persistante, il en vint un jour à faire descendre solennellement le pavillon tricolore sur la terrasse de l’Ambassade et à menacer le Divan de rompre les relations diplomatiques en s’embarquant sur un bâtiment de guerre français. L’affaire ne put s’arranger que dans une entrevue personnelle de la reine Victoria et de l’Empereur.

Au fond, le désaccord qui ne pouvait manquer de se produire commençait entre les vues pratiques du gouvernement anglais et l’esprit chimérique de Napoléon III. Le rêveur couronné, dont M. Jules Lemaître a tracé un portrait si ressemblant, portait au fond de sa pensée, souvent obscure pour lui-même, un idéal très différent de celui de l’ancienne diplomatie. Des relations de sa jeunesse avec les révolutionnaires italiens, de la société cosmopolite dans laquelle il avait vécu, de ses longues rêveries entre les murs de la prison de Ham, il conservait un ensemble d’idées peu compatible avec le droit public européen. La marotte des nationalités, qui allait devenir le principe initial de sa politique