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morts. Pendant que l’armée anglaise est à la peine, elle veut qu’on ne ménage rien pour la secourir. Si on a besoin de son propre yacht, elle l’offre volontiers, on pourra y installer un millier d’hommes de renfort. « La tête me tourne, dit-elle. Je suis si bouleversée et agitée, et mon esprit est tellement absorbé par les nouvelles de Crimée que j’en arrive à oublier le reste. Toute mon âme et tout mon cœur sont en Crimée. » Quelle émotion ne dut-elle pas éprouver lorsqu’elle reçut du prince Edouard de Saxe-Weimar, aide de camp de lord Raglan, le récit navrant de la bataille d’Inkermann, les Anglais surpris jusque sous leurs tentes par l’attaque impétueuse des Russes, l’héroïsme de la résistance dans des conditions si difficiles, le spectacle horrible du champ de bataille, l’amoncellement des soldats morts, des tas de bras et de jambes, coupés par des chirurgiens, encore couverts de pantalons et de chaussures. Une allusion à l’arrivée si opportune des Français qui sauvèrent ce jour-là l’armée anglaise d’une destruction complète serait ici bien naturelle. On regrette de n’en trouver aucune trace dans la correspondance. Cette lacune s’explique d’autant moins que tous les organes de la presse anglaise rendaient alors hommage à l’esprit de fraternité militaire et à la vaillance dont nos soldats avaient fait preuve dans cette sanglante journée. J’ai eu la bonne fortune de passer en Angleterre une partie des années 1854 et 1855. Nous étions alors au pinacle. Dans les réunions publiques, au théâtre, dans les chaires, on saisissait toutes les occasions de parler des Français, « ces vaillans alliés » de l’Angleterre.

L’admiration dont nous étions l’objet fit explosion lorsque, au mois d’avril 1855, l’empereur Napoléon et l’impératrice Eugénie se rendirent à Londres. L’enthousiasme de la population fut indescriptible. « Depuis mon couronnement, écrit la Reine, à l’exception de l’ouverture de la grande exposition, je ne me souviens de rien de semblable. » Elle même reste sous le charme de cette visite qu’elle voit finir avec regret, comme finit un rêve brillant et heureux. Les lettres que s’écrivent après le voyage les deux souverains témoignent d’une sympathie réciproque. Le portrait pénétrant que la Reine trace de l’Empereur indique qu’il lui avait beaucoup plu, qu’elle faisait grand fond sur le sérieux et sur la solidité de son caractère, mais qu’on sentait bien qu’il y avait des parties de lui-même qui échappaient à l’observateur. Sous sa discrétion, sous son calme, sous sa grande douceur, que cachait