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montre une fois de plus à quel point les mots ont chez nous plus de force que les faits. La rente paie sa dette, mais elle la paie à sa manière, et la seule question est de savoir si cette manière est la meilleure : nous croyons fermement qu’elle l’est.

M. le ministre des Finances a trop l’habitude des assemblées pour n’avoir pas senti très vite qu’il y avait de la résistance autour de lui, même parmi ses amis : aussi s’est-il résolu à jeter du lest. M. Jules Roche avait signalé un fait très saisissant, à savoir que, parmi les 3 222 928 coupures de rentes mixtes et au porteur 3 pour 100, le nombre des coupures de 1000 francs et au-dessus est de 38 546, et que le nombre des petites est en chiffres ronds de 3 180 000. On pourra contester l’exactitude de ces chiffres et dire que les mêmes porteurs détiennent parfois plusieurs coupures : il n’en est pas moins certain que le nombre des petits, des très petits rentiers, est très grand chez nous, qu’il l’est plus que dans tout autre pays et notamment qu’en Angleterre, et que, dès lors, en imposant la rente, on risque de mécontenter un nombre considérable d’-électeurs. La Chambre en avait bien l’impression, mais M. Jules Roche a rendu cette impression plus précise, et M. le ministre des Finances s’y est heurté. — Eh bien ! a-t-il dit, puisqu’il y en a tant, nous allons exempter de l’impôt les tout petits rentiers, ceux dont la rente n’excède pas 625 francs et qui justifieront que leur revenu total ne dépasse pas 1 200 francs. — On estime, — mais ce chiffre est-il exact ? — qu’il en résultera une diminution de recettes d’environ 4 millions : grâce à ce sacrifice, l’impôt sur la rente a été sauvé. M. Ribot a montré en vain ce qu’il y avait d’empirique dans la transaction imaginée par M. le ministre des Finances. Pourquoi 625 francs au lieu de 700, ou de tel autre chiffre ? Celui qui a 625 francs de rente sur l’Etat est-il beaucoup plus intéressant que celui qui en a 700 ? Et celui qui a moins de 1 200 francs de rente est-il vraiment moins riche que celui qui en a 1 250, surtout si le second est père de famille et si le premier ne l’est pas ? Rien de plus arbitraire que ces chiffres. Ils ne satisfont pas la justice ; ils se proposent seulement de ménager une catégorie d’électeurs qu’on juge la plus nombreuse. Si les gros porteurs de rentes étaient les plus nombreux, c’est eux que le gouvernement ménagerait ; mais ils sont en minorité, on les écrase, ils paieront pour les autres.

En dépit de l’admirable discours de M. Ribot, la Chambre a voté l’impôt sur la rente. Nous ne considérons pourtant pas la question comme résolue : il reste le Sénat, qui aura aussi son mot à dire. Et enfin, à la Chambre même, la discussion est loin d’être épuisée. Si