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leurs fruits sur le dallage d’un portique. Des chevaux pâturent sous le péristyle d’un temple. Appuyé au socle d’une statue de faune, un capucin égrène son chapelet. La robe rouge d’un cardinal, ou l’ombrelle gorge-de-pigeon d’une grande dame éclate parmi les blancheurs roussies des vieux marbres... Encore une fois, le détail était peut-être trop joli, mais l’ensemble demeure coloré, lumineux, joyeux et vivant.

Aujourd’hui, c’est le contraire ! On a isolé et stérilisé la ruine, comme un sujet de vivisection archéologique. On a fait le désert autour d’elle, et on l’a mise sous globe, comme une pièce de musée. Elle ne tient plus à rien, elle est hors de l’espace et du temps, elle est devenue quelque chose de bâtard, qui n’est ni le présent ni le passé, — ni la mort dans son repos inviolé, — ni la vie dans sa trivialité et sa beauté !

En littérature, même chose ! L’antique s’est de plus en plus isolé de la vie. Tandis qu’au XVIe et au XVIIe siècle, — de Ronsard à Racine, — l’antiquité littéraire se soudait à la vie moderne, continuait à vivre, — à partir d’André Chénier, elle est entrée, elle aussi, comme l’antiquité de la plastique et de l’architecture, dans le petit monde clos de l’archéologie. On s’est préoccupé pour elle de la couleur locale, — ce qui conduisait directement au bric-à-brac des romantiques, — on l’a transformée en un magasin de décors et d’images. Ce décor et ces images, c’est toute la substance du faux hellénisme qui, dans l’ordre littéraire, est le pendant de la fausse ruine. Autant qu’elle, il est hors la vie. Il ne se soucie pas davantage de loger une âme antique ou même moderne sous les formes creuses que son dilettantisme s’amuse à maintenir debout. Et quand, par hasard, il s’en soucie, c’est encore pire ! Les « pensers nouveaux » répugnent à la forme antique consacrée, et les âmes grecques ou latines qu’on prétend ressusciter sont de vains fantômes, indécis entre le rêve et la réalité.

Nos classiques étaient plus sages qui faisaient parler Phèdre comme la Montespan et qui habillaient Iphigénie comme une dauphine de ce temps-là. Une fable de Sophocle ou d’Euripide se formulait naturellement pour eux sous les espèces d’un drame tout actuel ou d’une psychologie toute contemporaine. Les noms antiques n’étaient là que pour marquer la continuité de la tradition et attester la religion des hommes nouveaux envers ceux d’autrefois...