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— où déjà les flâneurs sont attablés, et, sur l’autre bord, des majuscules murales signalent un hôtel. J’oublie Chalcis et Iphigénie. Je suis dans une de nos sous-préfectures du Nord, sur les rives de la Deule ou de la Scarpe.

Je parcours la ville. Elle ressemble à toutes celles du royaume : il s’y trouve, comme ailleurs, une platia, — esplanade rectangulaire, qui s’intitule invariablement Place de la Constitution, — des cafés en grand nombre et beaucoup de pharmacies. Telle est la Grèce d’aujourd’hui : un pays neuf, aux bourgades improvisées, d’une platitude utilitaire qui rappelle les colonies et l’Amérique. Et, sous cette banalité, des ruines souvent médiocres, des souvenirs admirables, mais profondément enfouis dans le passé, et qu’il n’est pas toujours facile de faire revivre !

C’est en agitant ces pensées chagrines que je regagne mon gîte, l’Hôtel Palirrhia, — un nom tout local, — car « palirrhia » veut dire le « reflux, » — allusion transparente au courant de l’Euripe !... Il est quatre heures ! Tout le beau monde encombre la terrasse de l’établissement, qui domine l’étroit chenal. Je m’y assieds, au milieu de la curiosité générale. Un costume kaki, que j’ai eu la malencontreuse idée de revêtir, ce jour-là, provoque des clins d’yeux scandalisés. Je sens que le négligé de ma toilette est sévèrement jugé par le public très correct qui m’entoure. Ce ne sont que lieutenans et capitaines, tout chamarrés de galons, fonctionnaires très dignes, baigneurs et baigneuses qui paradent, car Chalcis est une station balnéaire à l’usage des petites bourses. J’ai à côté de moi une famille : le père, en deuil, sanglé dans une redingote noire, malgré la canicule, le binocle sur le nez, une ombrelle verte entre les jambes, — les deux filles gantées de blanc jusqu’aux coudes, et coiffées de chapeaux à la toute dernière mode, — non pas, sans doute, de ces chapeaux fastueux et démesurés, véritables corbeilles de fleurs, que les riches commerçantes de Smyrne ou d’Alexandrie arborent sur la plage de Phalère, — mais enfin des chapeaux mieux que présentables et d’une élégance toute française !... Et, sous les gazes de leurs voilettes, s’épanouissent les plus beaux yeux bruns qu’on puisse rencontrer dans cette Hellade où ils abondent !

Les deux vierges, déjà montées en graine, considèrent les lieutenans avec un visible intérêt, et puis, quand elles se sentent observées, elles baissent vivement leurs paupières un peu lourdes