Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 45.djvu/547

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’inspecteurs rabat-joie, se tenaient répartis dans la salle, prêts à dauber les cabaleurs, à s’emparer des merles, à les encager au dépôt. Nippés selon les élégances en usage rue de Jérusalem, appuyés sur leurs bâtons blancs, les citoyens cogne-dur attendaient avec impatience un signal de bataille ; mais la vue des gourdins avait épouvanté les meneurs, et ils gardaient en poche leurs folâtres sifflets. Tout allait bien ; à peine çà et là quelque protestation discrète, des « chut » ou des « holà » qu’étouffait bruyamment l’enthousiasme de la police...

Soudain aux fauteuils du parquet, les spectateurs se retournèrent ; lorgnettes, lorgnons, binocles à double branche furent braqués sur la loge du Premier Consul ; une rumeur courut dans la salle : « Il est là !... »


Il était là : son blême visage et son habit vert venaient brusquement d’apparaître. Debout et bien en vue, la main droite enfoncée dans l’ouverture de sa veste blanche, Bonaparte promenait sur la salle un regard soupçonneux... Où donc se cachait-il, celui qui prétendait l’assassiner ?...

Tout à coup, son front se plissa ; ses lèvres se contractèrent... Fournie !... Il avait aperçu le colonel Fournier...

Oui, c’était bien le colonel : malgré l’injonction du général-Consul, il n’était point parti pour les Abruzzes. Une chute de cabriolet, légère foulure, du reste, l’avait contraint à garder la chambre, durant quelques jours, et à subir dans un morose garni l’âpre torture de ses rancœurs. Mais le hussard de Montebello traitait ses courbatures tout autrement que n’eût fait un chanoine ; il avait dédaigné l’assistance du médecin, et le retard de sa mise en route avait pour seule raison une révolte de sa mauvaise tête. Admirable sur un champ de bataille, et, sabre en main, pareil à un Lasalle, non moins superbe de vaillance, plus fou encore de témérité, provoquant à plaisir et bafouant la mort, l’indomptable Fournier supportait assez mal la tyrannie de la discipline ; la patience n’était pas sa vertu dominante. Bonaparte l’avait malmené, en public ; en public, à son tour, il voulait morguer Bonaparte... « Ma foi, oui, petit Corse : affront pour affront, nasarde pour nasarde I » Et dans ce beau dessein, il était venu à l’Opéra...

Se carrant dans un fauteuil de la première galerie, à quelques toises de la loge consulaire, il brocardait la pièce, ricanait aux